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Introduction à la Sociologie (Mme.Harouel)

Introduction à la sociologie

Le terme de « sociologie » est relativement récent. Il a en effet été créé par Auguste Comte en 1839. Le succès de ce terme est prodigieux et la sociologie est une science universellement reconnue et enseignée. Pour autant, déterminer le contenu exact de la science appelée sociologie n’est pas aisé. En effet, la sociologie est voisine de deux autres sciences, l’économie et l’histoire. Voyons tout d’abord l’économie et la sociologie : dans la deuxième moitié du XXe siècle, il est évident que l’économie et la sociologie sont deux sciences nettement distinctes dans la

mesure où elles appréhendent l’être humain à un niveau différent. En économie, on prétend appréhender en l’homme des comportements rationnels (ce que l’on appelle l’homo economicus obéissant à la recherche de son intérêt).

Par contraste, le sujet d’étude de la sociologie (l’homo

sociologicus) est souvent perçu comme irrationnel, ne suivant pas toujours ses intérêts et pouvant même aller contre eux ou contre ses préférences. Cependant, si on tourne le regard vers le passé, la distinction entre économie et sociologie est beaucoup moins tranchée. Il ne fait aucun doute que le l’ouvrage d’Adam Smith intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) relève à la fois de l’économie et de la sociologie. Il en est de même de l’œuvre de Marx et de Pareto (et à un moindre degré de Max Weber), qui sont à la fois sociologues et économistes.

Par ailleurs, l’évolution récente tend à abaisser à nouveau les frontières entre les deux disciplines. La sociologie moderne tend à rejeter une distinction trop brutale entre les comportements rationnels et irrationnels.



Voyons maintenant l’histoire et la sociologie : les deux disciplines entretiennent des relations complexes faites de différences et de ressemblances. Dans de nombreux cas, il est difficile de décider avec rigueur si une étude relève de l’une ou de l’autre discipline, au point que certains historiens comme Fernand Braudel ont dénié toute spécificité à la sociologie. Cependant, il est possible de distinguer la sociologie de l’histoire au moyen de quelques grands traits relatifs à ses objectifs et à ses méthodes. Très souvent, une recherche sociologique commence par une question portant sur les raisons d’être d’un phénomène macrosocial. Ainsi, Alexis de Tocqueville s’est demandé pourquoi la Révolution avait-elle abouti à la reproduction d’un certain nombre de traits caractéristiques de la société d’Ancien Régime. Emile Durkheim demande pourquoi des taux de suicide apparaissent en augmentation régulière tout au long du XIXe siècle dans les sociétés que l’on va qualifier d’industrielles. Werner Sombart se demande au début du XXe siècle pourquoi il n’y a pas de socialisme aux Etats-Unis. On le voit, la plupart des études sociologiques sont inspirées par une question portant sur un phénomène macrosocial.



Le deuxième trait caractéristique de la sociologie est son aspiration à la généralité qui peut prendre trois formes distinctes : la 1ère forme est la recherche de lois générales.

On constate toujours que ces lois ne sont pas générales, mais applicables à des contextes particuliers.


La 2e forme est la recherche de lois évolutives. Des énoncés indiquant qu’un système est appelé à passer par une suite d’états déterminables à l’avance. Cependant, là aussi, on est conduit à relativiser les lois évolutives posées par les sociologues. La 3e forme est la recherche des modèles structurels.

Elle est sans doute la plus bénéfique pour la recherche. Ce sont des schémas généraux qui s’appliquent à des phénomènes particuliers.


Par exemple : à la question pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux USA ? Parce qu’il existe une stratégie alternative, une ascension sociale de

type individuel.

Voyons maintenant comment définir la sociologie : pour ce faire, on va reprendre la définition de la sociologie donnée par le grand sociologue Raymond Aron. : « la sociologie est l’étude qui se veut scientifique du social en tant que tel, soit au niveau élémentaire des relations interpersonnelles, soit au niveau macroscopique des vastes ensembles, classes, nations, civilisations ou, pour reprendre l’expression courante, sociétés globales ».

Mais il est bien évident qu’une telle réflexion sur la vie sociale n’est pas née brusquement en 1839 avec l’invention du mot sociologie par Auguste Comte. La réflexion sur la vie sociale a été à travers l’histoire l’une des orientations permanentes de la pensée occidentale. Cette tâche de réflexion sur la vie sociale est accomplie par des historiens, des philosophes, des moralistes, des juristes, des économistes. Il existe donc toute une histoire la pensée sociologique jusqu’à

l’invention du mot sociologie. Cette science commence avec Thucydide et Platon.

Elle s’étend sur deux millénaires.

La première partie de ce cours d’histoire de la sociologie sera donc consacrée à une approche historique de la pensée sociologique et la deuxième partie à une présentation d’ensemble de la sociologie générale.



Première partie / Approche historique de la pensée sociologique


Cette partie nous conduira à mettre en évidence la permanence de la tradition sociologique dans la pensée occidentale depuis l’Antiquité grecque.

Il n’en reste pas moins que le XIXe siècle marque une étape importante dans l’histoire de la sociologie avec la volonté de construire une science du social sur le modèle des sciences de la nature.



Chapitre I/ Histoire de la pensée sociologique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle


Cette histoire plus de deux fois millénaire prend sa source dans la Grèce antique.


Section I/ L’antiquité grecque et la genèse de la pensée sociologique


§1/ La cité grecque, creuset de la pensée sociologique


A partir de la fin du Ve siècle avant notre ère, la cité grecque est le lieu d’une activité intellectuelle intense. L’activité y est d’abord philosophique et mathématique. Les premiers philosophes, qui sont des gens d’Ionie, Pythagore, Héraclite, étant en même temps des mathématiciens, ont une activité philosophique qui sera poursuivie par de non moindres penseurs, tels Socrate, Platon, Aristote. Ils ont aussi une activité dans le domaine de la pensée politique, l’histoire et la philosophie de l’histoire, avec Hérodote et Thucydide. Ils ont une activité dans le domaine considéré comme celui de la sociologie.

Cette naissance de la « sociologie » dans la cité grecque du Ve siècle est la manifestation d’une pensée très vivante et très rationnelle. C’est aussi la conséquence d’une prise de conscience par les penseurs grecs de la variété des régimes politiques et sociaux des diverses cités.

Cette prise de conscience est largement le résultat de la collaboration intervenue entre les principales cités au temps des guerres médiques qui a permis les deux victoires de Marathon (490) et de Salamine (480) qui ont sauvé la Grèce de la conquête perse, de conventions entre les hommes et non d’une loi divine. La collaboration entre des cités grecques aux institutions politiques diverses (de la démocratie à la monarchie en passant par l’aristocratie) a provoqué une remise en cause de l’idée traditionnelle (exprimée par Héraclite) selon laquelle la loi

(nomos) de chaque cité est le reflet d’une loi divine unique. S’impose dès lors chez certains esprits l’idée que si le nomos change selon les lieux, c’est que les lois des cités ne résultent pas d’une loi divine mais simplement de conventions entre les hommes.


§3/ Platon

On sait que la réflexion du célèbre philosophe (appartenant une famille aristocratique d’Athènes) né en 428 et mort en 347, est influencé par une méditation sur la guerre du Péloponnèse (431-404) où il n’y a pas qu’une guerre entre Etats, mais aussi un conflit entre deux idéologies rivales, la démocratie représentée par Athènes et l’aristocratie incarnée par

Sparte.

Si bien que chaque belligérant avait des partisans dans les cités adverses et des adversaires dans sa propre cité. Dans chaque ville, les citoyens étaient divisés. Les démocrates tenaient Athènes, les oligarques tenaient Sparte. La guerre du Péloponnèse fut donc en même temps une terrible guerre civile et une guerre révolutionnaire. Et la période qui suivit reste marquée, dans les cités grecques, par la présence continuelle des désordres et des rebellions.

Cette situation conflictuelle obsède Platon. Si bien que toute sa pensée politique et sociologique est sous-tendue par le souci de rendre impossible la naissance de conflits au sein de la cité.

Platon est obsédé par la recherche d’une organisation rationnelle et stable de la cité.

En conséquence, la sociologie politique de Platon sera résolument normative. Il va chercher à poser des règles, établir des normes, à décrire non pas ce qui est, mais ce qui devrait être. Il faut rappeler ici que la

démarche intellectuelle de Platon consiste à partir de principes abstraits qu’il appelle les Idées (qui existent quelque part au ciel) et des choses du monde sensible qui n’ont d’existence que par leur participation avec ces essences éternelles que sont les Idées.

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Pour Platon, on ne connaît les choses que par l’Idée qu’elles manifestent. D’où le but de la pensée platonicienne, la découverte de l’Idée au moyen de l’outil intellectuel de la discussion (de la dialectique) qui permet de sortir des reflets flous et grossiers de la Caverne pour accéder à la lumineuse netteté de l’Idée.

Après quoi, le penseur peut en déduire tout un système de règles qu’il désire parfait.

C’est la méthode déductive ou spéculative.

On la retrouve dans les principaux ouvrages politiques de Platon : La République et Les lois.


A/ La République

On sait que ce célèbre ouvrage est un long dialogue en dix livres dont Platon a terminé la rédaction vers 375. Il y expose sa conception de la cité parfaite, de la cité idéale. On ne la trouve pas sur terre, mais elle a une existence réelle dans le monde des Idées. Toutes les cités terrestres en sont des copies plus ou moins dégradées et doivent chercher à s’en rapprocher.


D’un point de vue sociologique, on retiendra deux principaux aspects :

-une analyse des fonctions sociales calquées sur celle de l’âme humaine

-une théorie de l’évolution des régimes politiques et sociaux.


a/ Une analyse des fonctions sociales calquées sur celle de l’âme humaine


La sociologie de Platon est fondée sur la psychologie. Pour lui, l’âme humaine est composée de trois éléments :

- la raison

- le cœur

- le désir des choses matérielles


En conséquence, le bien de l’individu (la stabilité qui écarte les conflits) consiste dans la possession des trois vertus correspondantes :

- la sagesse

- le courage

- la tempérance


Telles sont les principales vertus de l’homme juste.

Telle est la condition de l’équilibre de l’âme humaine : la soumission des instincts sensuels au cœur et du cœur à la raison.


Or, le propre de Platon est de raisonner indifféremment sur l’individu et sur les sociétés.

Pour obtenir les conditions d’une cité parfaite et parfaitement juste, il projette purement et simplement sur la société l’analyse qu’il vient de faire pour l’individu.

La cité est composée des mêmes trois éléments que l’âme humaine :

- désir matériels

- cœur

- raison


Ce qui permet d’éviter tout conflit ou explosion sociale, la cité doit être parfaite et juste. Pour cela, il faut que chacune de ses fonctions sociales soit confiée à une classe particulière, qui en soit exclusivement chargée et qui s’y consacre de manière exclusive.


D’où la fameuse division de la cité en trois classes : subordonnées les unes aux autres, les artisans étant subordonnés aux guerriers (ou gardiens) et ceux-ci sont subordonnés aux philosophes-rois.

D’où aussi, le non moins fameux communisme des biens et des personnes imposé à la classe des gardiens il ne dispose pas de propriété privée, pas de vie privée, pas de famille.

Le système de la communauté des femmes (qui n’a rien à voir avec la liberté/anarchie > licence).

C’est un rigoureux eugénisme d’Etat, avec des unions brèves et décidées par le gouvernement en vue d’une reproduction qualitativement et quantitativement approprié.

Ce qui implique le recours à l’infanticide et à l’avortement. Quant aux enfants, ils

seront au plus vite séparés de leurs parents naturels afin que ceux-ci ne puissent reconnaître leurs enfants et inversement.

Si bien que chacun considère tous les individus de sa classe d’âge

comme ses frères et sœurs. Ceux de la génération précédente comme ses pères et mères et bien sûr inversement. Les liens familiaux lient donc les générations et non pas les individus. Cela aboutit à une socialisation, une collectivisation des liens affectifs familiaux. La raison de cet anonymat est d’éviter que les parents ne s’opposent à ce que leurs enfants peu doués soient rétrogradés vers la classe.


Et plus généralement, le communisme des personnes a le même objectif que celui des biens : délivrer les gardiens de tout intérêt individuel ou de classe distinct de celui de la cité.

Que toute l’énergie des gardiens soit au service de la cité, éviter donc

toute déperdition d’énergie ou d’affectivité dans l’ambition ou les sentiments familiaux.

Cela évite toute discorde au sein de la classe des gardiens, tout risque d’exploitation de la classe des producteurs par la classe des gardiens, et par conséquent tout risque de dissension ou de conflit au sein de la cité.


Cela d’autant qu’on veillera à justifier la division très fonctionnelle en classe par

l’affirmation que tous les citoyens sont des frères, fils de la même terre, mais que leur statut social est déterminé par le « métal » dont est faite leur âme : âme de fer ou d’airain pour les producteurs, âme d’argent pour les guerriers, âmes d’or pour les philosophes.


b/ Typologie évolutive des régimes politiques et sociaux


Le régime de la cité idéale que l’on vient de voir est appelé aristocratique par Platon.

Pour Platon, tous les autres régimes politiques sont des dégradations de plus en plus poussées de ce régime idéal.


° La 1ère dégradation résulte de négligences ou d’erreurs dans la planification de l’eugénisme et dans les méthodes d’éducation. La conséquence est que la classe des gardiens s’altère par un esprit de guerrier et d’ambition.

Vont alors prévaloir dans la cité, la recherche des honneurs et préséances.

On tombe de l’aristocratie dans la timocratie (vient de timé : honneur).

Mais ce système, à son tour, peut se dégrader.


° La 2e dégradation est due à l’accumulation des honneurs et provoque l’avidité. L’homme est obsédé par le souci exclusif d’amasser de l’argent. Les fortunes de quelques-uns se gonflent aux dépens de celles des autres. L’accès au pouvoir est exclusivement commandé par la richesse.

Les riches se réservent les places et les honneurs. C’est le régime de l’oligarchie (cad pouvoir de quelques-uns) dont Platon donne une analyse sévère dominée par le thème de la richesse, et assez différente de celle des autres auteurs grecs. Elle ressemble assez à ce que Xénophon appelle la ploutocratie (ploutos : riches). Quoiqu’il en soit, l’oligarchie représente une nouvelle chute.




° La 3e dégradation est due au fait que les riches vivent dans la mollesse, ils perdent toute leur énergie.

Les gens du peuple se sentent supérieurs à eux par leur force physique et leur valeur morale. Ils exilent ou mettent à mort ceux qui dominaient la cité.

C’est l’établissement de l’égalité, et notamment de l’égalité d’accès aux fonctions publiques au moyen du tirage au sort.

Cependant, la démocratie va à son tour se dégrader.


° La 4e et dernière dégradation est le moment où la liberté démocratique se confond avec la licence (pour Platon, démocratie égale anarchie). La démocratie, fille de la liberté, se dissout par l’abus qu’elle fait de la liberté qui conduit à l’anarchie démocratique qui favorise l’arrivée au pouvoir d’un ambitieux se présentant au peuple comme un sauveur. mais ce soi-disant sauver devient un tyran.


On est passé de la démocratie à la tyrannie, et le peuple s’en aperçoit trop tard.

La tyrannie est un régime antithétique de l’aristocratie.

Le tyran est l’antithèse du roi philosophe.

D’ailleurs, le tyran lui-même n’est pas plus heureux que ses sujets soient opprimés. Il est sans cesse sur ses gardes, n’a plus d’amis, ne se sent nulle part en sécurité. Le seul moyen pour lui de se sauver est de faire appel à un philosophe.

Ainsi, au terme d’une révolution complète on retourne au point de départ : un système de gouvernement par les sages.


Donc, pour Platon, le mécanisme de l’évolution des régimes politiques obéit à la loi cyclique.

Ce qui doit être mis en parallèle avec la conception que les Grecs se faisaient en même temps. Il faut savoir que pour l’hellénisme, le déroulement du temps est cyclique et non rectiligne (par opposition à la pensée judéo chrétienne).


B/ Les lois


Ouvrage que Platon écrit vers la fin de sa vie et qui est resté inachevé. Le vieux Platon est désabusé.

Il ne croit plus aux espoirs qu’il exprime dans la République. Il est conscient que la royauté du philosophe est improbable. Il est aussi conscient que la collaboration du roi et du philosophe est illusoire.

Platon se résigne donc à compter sur les lois plus que sur le souverain pour mener à bien la réforme de la société politique. Il va donc élaborer un projet de société

présentant un compromis entre sa cité idéale et les régimes préexistants.

Il prévoit un système politique et social dans lequel la classe des producteurs cesse d’appartenir à la cité.

Ce sont des étrangers ou des esclaves soumis à un rigoureux contrôle policier.



Quant aux citoyens, tous sont propriétaires reçoivent chacun selon une stricte égalité un lot individuel avec une résidence urbaine et une portion de terre agricole. A côté de cela, ils peuvent posséder un patrimoine, mais le rapport maximal des fortunes demeure fermé.

La fortune du plus riche ne doit pas dépasser 4 fois celle du plus pauvre.


Sous l’angle sociologique, on trouve dans les lois (et aussi dans un dialogue appelé le Critias) toute une série de règles implicites relatives au moyen de garantir l’équilibre économique et politique d’une cité.


Ainsi, Platon estime que l’installation matérielle de la cité dans un site maritime comporte de graves inconvénients.

En effet, Platon pense que la situation portuaire est contraire à la stabilité politique car cela entraîne un brassage de gens et d’idées qui corrompt le climat psychologique et moral de la cité.


De même, pour éviter toute rupture de l’équilibre économique et politique, Platon prévoit une stricte stabilité démographique.

Il fixe le nombre de citoyens à 5040 (chiffre à résonance mathématique et mystique : produit des sept premiers nombres).

Pour assurer cette stabilité démographique, Platon prévoit une réglementation des

mariages et de l’âge de la procréation sous la surveillance des magistrats.

Dans le même esprit, il prévoit une règle qui limite les inégalités de fortunes dans un rapport de 1 à 4 pour empêcher toute jalousie sociale et prévenir l’apparition de tout conflit dans la cité.


On note l’importance pour Platon du climat moral sur la stabilité sociale et politique. D’où la nécessité d’une religion d’Etat respectée de tous.

D’où aussi, l’idée chère à Platon qu’il vaut mieux que la cité

ne possède pas de remparts. Leur présence ne peut qu’amollir le courage des citoyens. Platon considère que pour une cité, les meilleurs remparts sont dans le cœur des citoyens.

Après cet aperçu de la sociologie de Platon fondée sur une démarche intellectuelle déductive, voyons la sociologie d’un autre grand philosophe grec, disciple de Platon, mais dont la démarche intellectuelle sera exactement l’inverse de celle de son maître : il s’agit d’Aristote.









§4/ Aristote


Si Thucydide et Platon comptent parmi les grands précurseurs de la sociologie, Aristote en est assurément l’un des lointains, mais principaux fondateurs.

On sait que le célèbre philosophe (384-322) est né à Stagire, cité grecque voisine du royaume de Macédoine dont le peuple grec n’a jamais adopté la vie en cité.

Aristote est issu d’une célèbre famille de médecins.

Son père est l’un des médecins les plus savants et les plus cultivés de son temps.

Il est le médecin et l’ami du roi de Macédoine.

Sans doute, est-ce de son père qu’Aristote tient sa démarche intellectuelle à caractère scientifique.


On sait aussi qu’Aristote a été l’élève de Platon dans son école “l’Académie”. Ensuite, il sera le précepteur d’Alexandre de Macédoine, puis fondera à Athènes sa propre école rivale de l’Académie : “le Lycée”. On sait enfin qu’Aristote a

été marqué par sa rupture avec l’idéalisme de son maître Platon.

Rejet exprimé symboliquement par la célèbre fresque de Raphaël : “l’école d’Athènes” (au Vatican). Au centre, côte à côte, Platon

et Aristote :

  • Le 1er a un doigt dressé vers le ciel, le regard fixé au ciel (des prétendues Idées)

  • Le 2ème a les yeux dirigés vers la terre et réhabilite l’expérience sensible.


Car si Aristote convient avec Platon qu’il faut raisonner (élaborer les discours avec un sens critique), il ajoute qu’il faut simultanément expérimenter. Il défend une méthode expérimentale et inductive, qui s’oppose à la méthode déductive de Platon.


A/ La méthode scientifique d’Aristote

a/ Les formes générales


Aristote est animé par la passion de la vérité. Pour lui, la vérité est la conformité au réel tel que nos sens la découvrent. Cependant, le réel se présente à nous sous la forme d’une diversité apparemment incohérente.

Tel est le point de départ de la recherche.

Mais le point d’arrivée de la recherche doit être la substitution à cette réalité complexe et insaisissable dans sa totalité d’un ordre pensé et cohérent.

Le résultat est obtenu grâce au recours à la notion de « forme générale ». Aristote observe que la réalité n’est pas seulement une multitude d’entités individuelles diverses.

Dans toute entité individuelle, on distingue une forme générale (forme générale de l’homme, de la table, ou de la cité…).

Ainsi, Aristote se rapproche de ce que Platon appelait les Idées, mais avec une différence capitale : pour Aristote, l’idée n’est pas séparée de la chose (de la réalité sensible).

Pour lui, les formes générales (ou idées) sont dans les choses, (en sont dégagées, au moyen d’un processus d’abstraction).

“”””La philosophie d’Aristote le conduit ainsi à distinguer les substances premières, à savoir les individus et les choses singulières et les substances secondes, à savoir les formes générales qui permettent le regroupement des entités

individuelles en catégories.”””””


Grâce à la mise en évidence de ces formes générales, il devient

possible de construire une pensée scientifique car la science n’est pas possible sur la seule réalité concrète (très diverse et mouvante), mais seulement au moyen du recours aux formes générales : « il n’est de science que générale ». D’où les deux éléments majeurs de la méthode aristotélicienne : l’observation et la dialectique.



b/ L’observation


Aristote fonde toute sa doctrine sur l’observation du réel. Il ne construit aucune idée sur un mode subjectif et rationnel. Il a réalisé (avec l’aide de ses élèves du Lycée) d’énormes enquêtes en sciences humaines.

Et il a étudié les prétentions territoriales des différents Etats. Cette énorme

documentation va servir à l’enseignement d’Aristote et à la rédaction de ses ouvrages, dont une grande partie a été perdue.


Dans le domaine des sciences sociales, il nous reste essentiellement

La politique (célèbre traité de science politique) et la Constitution d’Athènes, simple fragment d’un vaste traité de science constitutionnelle et de relations internationales. Donc Aristote ne travaille pas dans l’abstrait.

Il s’appuie sur des enquêtes très complètes et très précises. Son œuvre repose sur l’analyse comparative méthodique d’une masse immense de données sociales

et politiques.

C’est pourquoi, on peut considérer qu’il est davantage qu’un précurseur de la sociologie, qu’il en est un authentique fondateur.


Notons ici que la sociologie d’Aristote ne se contente pas d’une description et d’une analyse composée du réel. Il se soucie d’identifier les valeurs (positives et négatives) qui apparaissent dans les choses. Il ne se contente pas d’étudier

la cité pour voir si elle est juste ou injuste. Si bien que la sociologie d’Aristote mêle le quantitatif et le qualitatif. Et c’est ici qu’intervient l’autre grand élément de sa méthode : la dialectique.






c/ La dialectique


Elle constitue le moyen de découvrir les valeurs qui résident dans les choses (et de s’assurer qu’elles ne sont pas le fait de la subjectivité de l’observateur).

Pour Aristote, c’est bien de cela qu’il s’agit : un dialogue, la dialectique controverse, un dialogue bien réglé, bien construit entre spécialistes d’une question.

Le rôle de la dialectique aristotélicienne est de parvenir à une pensée scientifique.


En effet, il est impossible d’aboutir directement à une connaissance scientifique en partant de la seule observation de la réalité concrète.

Le moyen est de recueillir les opinions diverses et autorisées de ceux qui ont observé (des spécialistes).


Aristote n’a pas le même mépris que Platon pour l’opinion pourvu qu’elle

soit sérieusement exprimée et émane d’un spécialiste du problème. Et du fait de la complexité du réel, chacun peut ne voir qu’un aspect.

Aussi, la confrontation des opinions(des cités) est utile pour aboutir à ce qu’Aristote appelle le « juste milieu » qui se situe entre les abîmes de l’erreur et de la subjectivité, là où on s’efforce d’approcher la connaissance du réel.

En conséquence, les conclusions auxquelles parvient Aristote au terme du débat dialectique ne sont pas définitives.

Elles peuvent toujours être remises en question. La pensée d’Aristote

est donc toujours en mouvement (la discussion et la recherche doivent rester perpétuellement ouvertes. Aussi, a-t-on parlé, à propos d’Aristote, de « philosophie de l’inachèvement ».



B/ Le contenu de la sociologie d’Aristote

a/ La conscience que toute chose est en mouvement


La conscience d’Aristote, qui s’explique certainement par la formation scientifique

d’Aristote lui permet de constater que dans la nature, tout est en mouvement.

De ce fait, il estime que parmi les éléments constitutifs de chaque être, de chaque

chose, il y a la matière et la forme, mais aussi une cause motrice qui fait mouvoir et évoluer les choses, c’est la cause efficiente (qui est elle-même subordonnée à une cause finale, c’est-à-dire ce vers quoi l’être tend).

Par exemple, la finalité d’une graine est de devenir un arbre.

La finalité d’une famille est de se trouver associée avec d’autres familles pour former un village et la finalité d’un village est de s’associer à d’autres villages pour former une cité.

Ainsi, Aristote compare la société à un être vivant. Comme lui, elle est soumise à la loi de la naissance et de la mort.



b/ La continuité des sociétés humaines


Ce qui vient d’être dit montre que pour Aristote la société familiale est indissociable de la société politique.

Cela conduit Aristote à rejeter totalement la cité idéale de Platon avec son

communisme des personnes et son refus de la famille.


Au contraire, Aristote se livre à de longues recherches avant de formuler sa définition : et il parvient à estimer que la cité n’est pas une création artificielle, mais qu’elle appartient à l’ordre naturel.

D’où la célèbre phrase :

« la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et l’homme est par nature un animal politique ».


Ainsi, pour Aristote, l’homme ne s’explique pas seul et ne se suffit pas seul.

En sociologie, Aristote montre qu’en fonction des besoins des hommes, se sont formés successivement la famille puis le village et enfin la cité.


D’où son affirmation selon laquelle « la communauté née de la réunion de plusieurs villages […] pour permettre de bien vivre ».

En effet, pour Aristote, le « bien vivre » est précisément la vie que la cité procure à l’individu grâce au rassemblement d’un nombre suffisant de gens différents.

C’est la vie que la cité procure à l’individu grâce à une suffisante division du travail entre les habitants. Il en résulte un accomplissement économique, mais aussi intellectuel, artistique...

Pour Aristote, une cité est avant tout une diversité. (Platon est obsédé par l’unité la plus parfaite possible de la cité).

Il en conclut par une formule qui résume sur ce point sa sociologie caractérisée par un individualisme pluraliste : « la cité est une

pluralité ».

Les tribus et les villages ne permettent pas une suffisante division du travail.

Quant aux empires et aux grands Etats, il les perçoit comme bureaucratiques, étouffants, anonymes.

Aussi, ne procurent-ils pas non plus le « bien vivre » qui exige, pour Aristote, que tous les citoyens puissent se connaître.


c/ L’influence de la démographie sur le social et le politique

On rejoint ici ce qui vient d’être dit à propos du nombre d’habitants qui permet une suffisante division du travail.

Mais Aristote envisage aussi le problème d’une autre manière : Aristote

réfute le système politico-social imaginé par Platon dans Les lois.



Aristote reproche à Platon de n’avoir pas prévu un système suffisamment rigoureux de limitation des naissances (en même temps qu’il égalise les propriétés en lots inaliénables).

Aristote se rend compte que, faute de cette précaution, les enfants en surnombre n’auront pas accès à la propriété du sol (ne posséderont rien du tout).


Si bien que la cité rêvée de Platon, égalitaire et juste, ne tarderait pas à se trouver encombrée d’une masse croissante d’habitants misérables (d’où un danger d’explosion sociale).

En conséquence, Aristote préconise, dans une cité bien organisée, de réduire les naissances plutôt que de limiter la propriété.

Par-delà la question du moyen de limiter les naissances, il est remarquable qu’Aristote ait perçu une des données majeures des sociétés traditionnelles (maintenant parfaitement connue des historiens

de l’économie et de la santé), le fait que dans les sociétés non progressives du passé, il n’existait pas de solution au problème social autre que démographique. Dans une cité non développée (globalement pauvre et non progressive), la misère du peuple était inéluctable, à moins d’une limitation volontaire ou accidentelle du chiffre de la population.



d/ Une typologie des formes politiques et sociales

1/ Classement et analyse des divers régimes

Pour ce qui concerne les critères de classement des régimes politiques, Aristote a une position très originale parmi les philosophes grecs. Il reprend certes le traditionnel critère quantitatif au nombre des gouvernements :

- monarchie, gouvernement d’un seul

- oligarchie, gouvernement de plusieurs

- démocratie, régime où le commandement appartient à tous les citoyens.


Cependant pour Aristote, ce critère n’est qu’un critère parmi d’autres. Il y ajoute un

critère économique et social, il recherche quelle est la classe dominante dans la société (celle des riches ou celle des pauvres).


Il ne s’agit pas de savoir quelle est la classe la plus nombreuse, mais celle qui gouverne.

A cela, il ajoute un autre critère : il s’agit de savoir dans quel intérêt gouvernent les gouvernants :

  • l’intérêt général (qu’Aristote appelle le bien commun)

  • leur intérêt particulier





par intérêts particuliers, Aristote entend aussi bien l’intérêt d’un seul (en

monarchie) que l’intérêt de la masse (en démocratie).


Toutes sont pour lui des formes d'intérêt particulier qui s’opposent à l’intérêt général ou bien commun. De ces 3 types de critères, Aristote fait une utilisation croisée qui lui permet d’arriver à une typologie complète des constitutions (classification très complexe).

Il y a pour Aristote une vingtaine de formes de gouvernements (dont 4 formes d’oligarchie et 4 formes de démocratie) dont certaines lui paraissent bonnes et d’autres mauvaises.

Finalement, pour lui, le critère déterminant est constitué par la poursuite du bien commun. Les régimes corrects sont ceux dans lesquels le gouvernement unique ou en petit nombre, ou la masse, gouverne « en vue de l’intérêt commun » (gouvernement en accord avec le principe de justice).


Les régimes défectueux sont ceux où le gouvernement a en vue l’intérêt particulier soit d’un seul, d’un petit nombre ou de la masse (ce sont des déviations des constitutions normales où le gouvernement présente un caractère despotique).


Puis, Aristote s’interroge sur l’aptitude des diverses catégories sociales à poursuivre le bien commun. A quoi, il répond en écartant les très riches et les très pauvres.

Les très pauvres ne parviennent pas à se dégager de leurs soucis matériels. Il n’est donc pas bon que le soin de gouverner repose sur eux (thème qui sera repris pour défendre les régimes censitaires).

Les très riches ne sont considérés par Aristote comme aptes à se mettre au service du bien commun parce que dès l’enfance, ils sont habitués à ne se soumettre à aucune autorité, ni à la maison, ni à l’école.

Ils sont mal élevés. Donc a priori, selon Aristote, l’Etat le mieux gouverné est celui où la classe moyenne est nombreuse et détient le pouvoir.

C’est une règle sociologique majeure d’Aristote : un bon gouvernement se confond avec le gouvernement de la classe moyenne. Cela va lui servir à déterminer la valeur des différents régimes politiques



2/ La valeur des différents régimes politiques

Tout en étant descriptive, la science d’Aristote cherche à découvrir la valeur de chaque régime étudié. Et à ce propos, il faut signaler le remarquable relativisme d’Aristote. Il ne pense pas qu’il y ait un seul bon régime politique (applicable partout dans le monde).

Il est conscient que le même régime ne convient pas à tout le monde, que les groupements politiques et sociaux sont très divers, le monde très varié.



Pour Aristote, les régimes politiques sont conditionnés par l’environnement géographique, climatique, et doivent être adaptés au contexte économique,

social et mental.

On trouve donc Aristote une théorie des climats et l’idée d’une relativité des

régimes politiques en fonction de considérations de lieu.

Ce sont là des idées qui seront reprises par Jean Bodin (1530-1596, La République 1576) puis Montesquieu (1689-1755, L’esprit des lois, 1748) qui ont trouvé leur source d’inspiration chez Aristote.


Une autre idée chère à Aristote est que certains types de régimes politiques ne conviennent qu’à certains types de sociétés. Ainsi, il pense qu’un peuple de laboureurs, de cultivateurs peut sans inconvénient vivre en démocratie car les citoyens sont occupés par leurs professions et ne peuvent pas rester inactifs.


Dès lors, ils ne se rendent à l’assemblée du peuple qu’en cas de

nécessité et non par simple oisiveté. Au contraire, un peuple de militaires (accoutumé à la discipline) s’accommode très bien de la monarchie ou de l’oligarchie.

Le principe sociologique qu’Aristote exprime par la phrase bien connue : « l’acropole est oligarchique ou monarchique, et la plaine [avec des cultivateurs] est démocratique ».

Cependant, malgré son relativisme, Aristote est amené à montrer qu’il y a de bons régimes et de mauvais régimes en dépit de sa volonté de ne pas souscrire « aux techniques normatives brutales » de Platon, Aristote construit une sorte de hiérarchie entre les constitutions.

Le pire des régimes est la tyrannie. Il ne peut être que mauvais. C’est le régime par excellence de l’intérêt personnel.

La monarchie peut être un bon régime à la condition (rarement réalisée)

qu’un peuple engendre une famille vertueuse et d’une valeur incontestée.


La démocratie peut recouvrir 4 formes, dont une est bonne et les autres moins bonnes. La meilleure forme de démocratie se trouve dans une cité d’agriculteurs avec un régime censitaire (avec un sens assez faible), où une grande partie de la population a le droit de participer au pouvoir et d’accéder aux fonctions publiques.


Cependant, beaucoup ont besoin de travailler (n’ont pas les loisirs

nécessaires pour la vie politique quotidienne).

De ce fait, la gestion des affaires publiques reste aux mains de la classe moyenne (et la loi est respectée dans la cité).

La plus mauvaise démocratie est celle où le pouvoir suprême est exercé au jour le jour et capricieusement par la masse.



Tout est décidé par de simples décrets de l’assemblée du peuple (en principe inférieurs à la loi en pratique contredisant sans cesse la loi).

La loi, étant générale et durable, n’est plus respectée.

On y note la participation au pouvoir et à la vie politique même des plus pauvres qui

reçoivent un salaire à cet effet ils viennent à l’assemblée du peuple par désoeuvrement et pour percevoir son indemnité de présence.

De ce fait, ce ne sont plus les lois qui gouvernent la cité, mais la masse des

indigents qui fait prévaloir ses caprices orchestrés par les démagogues.



En ce qui concerne l’oligarchie, là aussi, il en détermine 4 formes.

La pire, quand une très étroite minorité « atteint une puissance démesurée par l’immensité des fortunes et l’étendue de la clientèle ».

La meilleure, quand un nombre important de citoyens possède une certaine

fortune, mais relativement modeste.


Il relève un régime assez proche de deux autres bons régimes : aristocratie-politeia. L’aristocratie est le gouvernement des meilleurs (distinction des honneurs et des charges selon la vertu)

.

L’aristocratie se définit par la vertu, comme l’oligarchie par la richesse et la démocratie par la liberté.


Cependant, comme pour la monarchie, Aristote ne dissimule pas la difficulté de trouver un tel régime à cause de la difficulté de trouver une véritable élite, à la supériorité incontestée.

Quant à la politeia, elle constitue pour Aristote le meilleur des régimes politiques, le meilleur régime politique, tant sur le plan social que politique.

En matière sociale, la politeia est le gouvernement de la classe moyenne.

En matière politique, elle est en pratique une synthèse de démocratie et d’oligarchie.


Au total, pour Aristote, la valeur politique essentielle est la modération du gouvernement.

On le voit, Aristote ne s’est pas borné à faire l’anatomie des divers régimes

politiques et sociaux.

Il se demande comment les régimes vivent et se conservent, comment ils meurent ou ne meurent pas.

Aristote est l’inspirateur de toutes les sciences politiques jusqu’à nos jours. Et plus

généralement, il est l’un des fondateurs de la pensée sociologique.


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