Cours introduction au droit Mr. Laingui Titres et sommaire 1/3
Introduction au droit semestre 1
Qu’est-ce que le « Droit » ? Il y a le Droit des philosophes (la philosophie du Droit), le Droit des sociologues (la sociologie du Droit) et le Droit des juristes (qui maîtrisent en principe la « science juridique »). Pour le philosophe Hegel (1770 – 1831), le Droit est le « fait qu’une existence en générale soit l’existence de la volonté libre. Le Droit est donc la liberté en général comme idée » et « L’Etat est la réalité en acte de la liberté concrète » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du Droit, N.R.F., collection Idées, § 29 et § 260). Hegel pose une distinction dans laquelle le juriste peut reconnaître une distinction qui lui est familière, celle du Droit objectif posé par l’Etat et des droits subjectifs garantis par ce même Etat aux sujets de droit. « C’est seulement [écrit Hegel] en devenant citoyen d’un Etat bien constitué que l’homme acquiert véritablement son droit » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du Droit, précité, § 153).
Cette distinction entre Droit objectif et droits subjectifs est reprise par le sociologue Max Weber (1864-1920) dans sa Sociologie du Droit dont le Chapitre II porte sur « Les formes de création des droits subjectifs » et le Chapitre III sur « Les caractères formels du Droit objectif » (Max Weber, Sociologie du Droit », P.U.F., collection Quadrige, p. 54-145 et p. 147-180). Le Titre second tout entier de ce cours sera consacré aux sources du Droit objectif, à la « Légalité » (au sens de conformité au Droit). « Comment naissent les nouvelles règles de Droit ? [demande Weber] De nos jours elles résultent normalement de lois, c’est-à-dire d’une disposition humaine prise dans des formes valant comme légitimes en vertu d’une constitution – octroyée ou coutumière – d’un groupement ». Nos développements seront plus simples que ceux de Weber dont la Sociologie du Droit « manquait de clarté », selon Jean Carbonnier (1908-2003), juriste français auquel nous allons souvent nous référer dans la suite du cours
(Max Weber, Sociologie du Droit », précité, opinion de Jean Carbonnier citée par Jacques Grosclaude, in Introduction, p. 9). Mais il ne faut pas que cela décourage de lire Max Weber !
Kant (1724 – 1804), encore un philosophe allemand, se pose la question de la définition du Droit dans le § B de son Introduction à la doctrine du Droit et n’est guère rassurant ! « Cette question [écrit - il] pourrait embarrasser le jurisconsulte autant que le logicien est embarrassé par la question : qu’est ce que la vérité ? ». Et Kant de se moquer des juristes qui n’ont pas la tête philosophique : « Une science simplement empirique du Droit [comprendre la science des juristes] est une tête qui peut être belle ; mais il n’y a qu’un mal : elle n’a pas de cervelle » (Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs (1797) – Première partie – Doctrine du Droit, Librairie philosophique J. Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, Introduction à la doctrine du Droit, § B, p. 103-104 ; Yvonne Muller, L’idéal de vérité dans le procès pénal, Mélanges en l’honneur du Professeur Jacques 6 Henri Robert, LexisNexis, p. 531). Sa réponse donne matière à réflexion : « Est juste toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de l’arbitre de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle » (Précité, p. 104). La définition philosophique de Kant rappelle un adage populaire bien connu : la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres.
Les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (Article 4), placée en tête de la Constitution du 3 septembre 1791 et ceux de la Déclaration insérée dans la Constitution du 24 juin 1793 (Article 6) connaissaient certainement l’adage populaire sinon la pensée de Kant : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminés que par la loi » ; « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux qu’il te soit fait ». Dans sa Doctrine du Droit, Emmanuel Kant adopte une division que les juristes connaissent et pratiquent, sans jamais l’adopter quand ils assurent un cours d’Introduction au Droit : Droit privé et Droit public que le philosophe subdivise en Droit politique (ce qui correspondrait à vos cours de Droit constitutionnel de Licence 1re année et de Droit administratif de Licence 2e année) et Droit des gens (ce qui correspond au cours de Droit international public de Licence 3e année).
Nous laisserons de côté, dans ce cours d’Introduction au Droit, la philosophie du Droit et l’approche revendiquée est empirique, celle du juriste « sans cervelle ». Dans notre Titre I nous montrerons que le Droit est « naturellement » une science humaine et sociale. Le Droit est un rapport à « l’autre » (l’interaction sociale chère au sociologue) qui prend une forme juridique : la forme d’un rapport de droit. Le phénomène juridique n’est observable qu’en société qu’il contribue à organiser. Le Droit, comme l’économie politique – ainsi que l’écrit à regret Marx – « aime les robinsonades » : Robinson Crusoe échoué sur son île, vivant dans la solitude, n’obéit qu’à sa raison et n’a que faire du Droit. Il n’est plus un homo juridicus, alors qu’il reste un homo oeconomicus. Seul au monde, « il n’en a pas moins divers besoin à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser » (Karl Marx, Le capital Livre I, essais Folio, p. 158-159). Robinson doit travailler pour assurer sa subsistance. Il ne part pas sans rien puisqu’il a sauvé un certain nombre de biens du naufrage. Marx peut partir du cas Robinson pour monter que le travail est le fait humain essentiel. Le juriste ne peut absolument rien tirer du cas Robinson, seul au monde sur son île. L’arrivée de Vendredi est celle du Droit. La vie à deux suppose un accord de volontés, un « contrat » organisant le « vivre ensemble » selon le Droit et la justice, ainsi que les rapports de production selon Marx. Robinson dispose d’un patrimoine plus consistant que Vendredi : il a accumulé un modeste capital, en exerçant son droit d’épaves et par son travail. Robinson a cultivé son jardin, élevé des chèvres. Il est propriétaire de quelques moyens de production, alors que Vendredi ne dispose que de sa force de travail et de ce que veut bien lui abandonner, partager, échanger avec lui, libéralement Robinson. Avec Vendredi, le Droit et la division du travail social apparaissent clairement.
Le sociologue Emile Durkheim (1858-1917) l’affirme : « [L]a vie sociale, partout où elle existe d’une manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définie et à s’organiser, et le Droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis ». Un juriste ne contredira pas le chef de file de l’Ecole française de sociologie qui est aussi un pionnier de la sociologie juridique. Durkheim propose de classer les règles de droit « d’après les différentes sanctions qui y sont attachées » : il distingue les sanctions répressives et donc le Droit pénal et les sanctions seulement restitutives qui « consistent dans le rétablissement des rapports troublés sous la forme normale, soit que l’acte incriminé soit ramené de force au type dont il a dévié, soit qu’il soit annulé » qui relèvent du
Droit restitutif (Emile Durkheim, La division du travail social, P.U.F., collection Quadrige, Préface de Serge Paugam, p. 29 et p. 33-34). Cette distinction durkheimienne entre un Droit répressif (le Droit pénal) et un Droit restitutif (englobant Droit civil, Droit commercial, Droit des procédures, Droit administratif, Droit constitutionnel) ne s’est pas imposée dans les Facultés de Droit, peut – être parce que trop sociologique et proposée par un sociologue…
Titre 1 Le Droit – Une science sociale et humaine.
Titre 2 Les sources du Droit objectif.
TITRE 1 LE DROIT : UNE SCIENCE HUMAINE ET SOCIALE
Nous commencerons par nous interroger sur le sens des mots Droit et Justice (Chapitre 1). Nous serons conduits ensuite à introduire et expliquer une distinction cardinale : celle du Droit objectif et des droits subjectifs (Chapitre 2). Elle nous amènera à préciser ce qu’il faut entendre par règle de Droit objectif (Chapitre 3). Nous terminerons en traitant de la coutume et de la jurisprudence qui ne sont pas classables parmi les sources du Droit objectif (Chapitre 4). La coutume a la particularité de n’être pas une règle « produite » par un organe étatique, mais – on le verra - par un groupement social donné, par la conscience collective ou commune (juridique) d’un groupement social déterminé, pour reprendre une catégorie de Durkheim. Quant à la jurisprudence, sa place parmi les règles (et les sources) du Droit objectif est discutée puisqu’elle est une « production » des juges (de l’Etat « juridictionnel ») à l’occasion de litiges particuliers, c’est à dire des conflits que font inévitablement naître les rapports sociaux qui doivent être réglés par le Droit. Mais la décision de justice (la sentence du juge) ne règle en principe que le cas particulier.
CHAPITRE 1 LE SENS DES MOTS : DROIT ET JUSTICE
Nous allons chercher une définition du Droit (Section 1), avant d’examiner ce qu’il est convenu d’appeler les parties de la justice (Section 2).
SECTION 1 RECHERCHE D’UNE « DÉFINITION »
On précisera d’abord l’étymologie des mots Droit et justice (Paragraphe 1), avant de risquer une « définition » (Paragraphe 2). Il faut être modeste en la matière et se souvenir qu’ « Il y a plus d’une définition dans la maison du Droit » (Jean Carbonnier, Il y a plus d’une définition dans la maison du droit (1990), in Ecrits, textes rassemblés par Raymond Verdier, P.U.F., p. 1012-1016).
§ 1 ETYMOLOGIE
Les deux mots appartiennent au vocabulaire le plus courant, dès l’enfance : « J’ai le droit de… », « Tu n’as pas le droit de… » ; « C’est juste », « C’est injuste »… Le mot droit vient du latin dirigo, rexi, rectum, ere, que le Dictionnaire Latin – français d’E. Gaffiot traduit par « 1° mettre en ligne droite, aligner », « 2° donner une direction, diriger », « 3° disposer, ordonner, régler », ce qui est la mission – nul n’en disconviendra – du director qui est de nous faire « marcher droit », de nous faire aller sur le « droit chemin » ! Retenons cette idée d’une ligne, d’un ordre à respecter absolument. Le rituel religieux qui a entouré la création de Rome est éclairant. Romulus, désigné par le sort pour être Roi, trace à la charrue le sillon qui marque l’enceinte de l’Urbs que son jumeau jaloux Rémus s’empresse de franchir par provocation. Romulus punit ce sacrilège, cette violation d’une ligne sacrée, en tuant son frère… Le juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985), dans Le nomos de la terre, écrit que « les grands actes fondateurs du droit restent des localisations liées à la terre. Ce sont des prises de terres, des fondations de cités et des fondations de colonies » (Carl Schmitt, Le nomos de la terre, P.U.F., collection Quadrige, présenté par Peter Haggenmacher, opinion citée p. 49). L’acte religieux de Romulus est fondateur politiquement de Rome et du Droit romain. Nomos explique Schmitt est « le mot grec pour la première mensuration qui fonde toutes les mesures ultérieures, pour la première prise de terres en tant que première partition de l’espace, pour la partie et la répartition originelle » (Carl Schmitt, précité, p. 50-51, p. 70). On rapprochera l’histoire de Romulus et Rémus de celle (toute aussi triste) des frères ennemis, Etéocle et Polynice, fils incestueux d’Œdipe et de Jocaste, qui devaient régner alternativement pendant un an sur Thèbes. L’aîné Etéocle refusa de respecter cette règle de dévolution du pouvoir politique et juridique et un siège de la Cité s’ensuivit au cours du quel les deux frères s’entretuèrent
(Eschyle, Les Sept contre Thèbes). Enseignement juridique très sommaire à tirer ces deux légendes : le Droit est un ordre qu’il faut respecter. Il faut marcher droit, être dans les lignes et ne surtout pas en sortir : « être dans les clous ou hors des clous » et à Rome, le Dictator entrant en fonction plantait un clou (acte à signification religieuse et politique), d’où l’expression populaire « Je vais lui river son clou ! », je vais le calmer, le rappeler à l’ordre.
A Rome, les dieux Termes protégeaient les limites inviolables et sacrées des propriétés. Ils étaient représentés par des bornes qui marquent ces limites. Ceres (la Demeter des Grecs) était la Déesse tutélaire de la propriété privée du sol et donc du Droit. Jean Carbonnier rappellera qu’Athènes consacrait à Demeter « les desmocrides, c'est-à-dire la fête de la législation, la fête du Droit, à travers la propriété du sol » (Jean Carbonnier, Le mythe comme support de la règle de droit, in Ecrits, précité, p. 1202 à p. 1216). Le fils de Demeter est le Dieu Ploutos (« La richesse », l’Or divinisé)… Cela nous éclaire sur l’origine du droit « naturel », « inaliénable » et « sacré » de propriété affirmé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (Article 2). Si l’on en croit Durkheim, « Le droit de propriété des hommes n’est qu’un succédané du droit de propriété des Dieux. C’est parce que les choses sont naturellement sacrées, c’est-à-dire appropriées par les Dieux, qu’elles ont pu être appropriées par les profanes. Aussi le caractère qui fait la propriété respectable, inviolable et qui, par conséquent, fait la propriété, n’est pas communiqué par les hommes au fonds ; ce n’est pas une propriété qui inhérente aux premiers, et de là est descendue sur les choses. Mais c’est dans les choses qu’il réside originairement, et c’est dans les choses qu’il remonté vers les hommes. Les choses étaient inviolables par elles – mêmes, en vertu d’idées religieuses, et c’est secondairement que cette inviolabilité, préalablement atténuée, modérée, canalisée est passée entre les mains des hommes. Le respect de la propriété n’est donc pas, comme on le dit souvent, une extension aux choses du respect qu’impose la personnalité humaine, soit
individuelle, soit collective » (Emile Durkheim, Leçons de sociologie, P.U.F., collection Quadrige, Préface de Serge Paugam, Treizième leçon – Le droit de propriété (suite), opinion citée p. 276-277).
L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 évoque « les bornes » de la liberté qui ne « peuvent être déterminées que par la loi » qui n’exprime plus la volonté d’un Roi, mais celle de la Nation (la volonté générale). Le Roi (Rex, regis) – comme le directeur d’ailleurs - est l’homme droit, l’homme juste, qui va droit ou qui met droit, d’où droiture, rectitude, régulation…A chaque fois, on retrouve la même racine indo-européenne RK ou Reg. Droit est le contraire de « tordu » (« tortueux ») qui se dit tortum en latin. A tort, celui qui ne va pas droit, qui n’est pas dans son droit ou ne respecte pas le Droit. En anglais, tort, vieux mot français, est le terme juridique qui désigne ce que les juristes français appellent le dommage ou préjudice. Nous sommes assurés contre les « sinistres », mot qui dans le langage des assureurs désigne les dommages subis par les biens assurés qu’ils prendront en charge puisqu’ils sont prévus par le contrat d’assurance (vol, incendie, dégâts des eaux, etc). Aller droit ou aller « gauchement », marcher de travers (sinister en latin) ! La langue italienne emploie le mot diritto, l’espagnol le mot derecho ; les langues germaniques utilisent le terme right (anglais) ou recht (allemand). Regula en latin désignait une règle servant à mettre droit, à mettre d’équerre. L’équerre en latin, c’est norma qui a donné norme (et « normal », « anormal »), synonyme de règle de droit et de règle morale.
Reste le mot justice. Il dérive du terme latin qui désignait ce que nous appelons le Droit : jus, juris. Jus est à l’origine d’une série d’adjectifs qui s’applique à ce qui concerne le droit. On parlera de science du Droit ou de science juridique (de Faculté ou « U.F.R. » de droit ou de science juridique). Judiciaire se rapporte plus précisément à ce qui concerne la justice judiciaire… par opposition à la justice « administrative » : vous allez étudier les grandes lignes de l’organisation judiciaire, vous approfondirez votre connaissance de l’organisation juridictionnelle française en étudiant plus tard la Procédure civile (ou Droit judiciaire privé, c'est-à-dire Droit du procès civil) et le Contentieux administratif (Droit du procès administratif). Jus a en effet donné juridiction (jurisdictio) qui signifie dire (dictio) le droit (jus, juris). C’est le pouvoir propre du juge, du judex qui détient ce que le Droit romain appelait l’imperium, le pouvoir d’imposer la solution conforme au Droit. A Rome, l’autorité judiciaire (judicium) fut d’abord confiée très logiquement au Rex, puis – sous la République - aux Consuls, avant de revenir au préteur. Choisie au départ parmi l’élite patricienne, cette magistrature s’ouvrit finalement à la plèbe. Elle fut ensuite divisée : il y eut un préteur urbain compétent pour juger des litiges entre citoyens ou quirites (jus civile ou jus Quiritum) et un préteur pérégrin pour juger des litiges entre étrangers et entre citoyens et étrangers (jus gentium).
§ 2 AMORCE DE DÉFINITION
Après ces premiers éclaircissements, nous pouvons risquer une définition imparfaite, plus simple que les définitions philosophiques, donc à la portée de tous (Jean Carbonnier, Sur le caractère primitif de la règle de droit, Flexible droit, Titre I, Chapitre VII, L.G.D.J.). On s’accordera sur le point suivant : dans tout groupement social institutionnalisé (stabilisé) – à quelque état de développement qu’il se trouve – il est nécessaire que soit établi par une autorité légitime un ordre qui assure un équilibre entre les membres du groupement considéré. Cet ordre est constitué d’un ensemble de règles de droit ; l’équilibre qu’il s’agit d’établir au sein du groupement correspond à ce nous appelons communément la justice (ce qui est conforme à l’ordre, au Droit). Le Droit est une science dont la finalité est d’établir des relations sociales pacifiées par le commerce juridique. Un groupement humain sans règle préétablie ne peut durer, il éclatera forcément. Un groupement humain ne peut vivre que dans l’ordre. L’expression commerce juridique vient du Droit romain : le commercium ou droit d’accomplir des actes du jus civile ou Droit civil. On la retrouvait dans l’article 1128 du Code civil abrogé : « il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions ». Dans un langage désuet, on dira d’une personne qu’elle est « civile » ou « policée », d’un « commerce » agréable, ce qui signifie qu’on peut se lier à elle, avoir des relations, des rapports sociaux et juridiques avec elle.
La définition proposée est naturellement sujette à critiques. Elle est inacceptable pour un juriste qui adopterait les idées de Pierre - Joseph Proudhon (1809 - 1865) ou de Karl Marx (1818 - 1883). On peut évoquer rapidement ces critiques. Au regard de la pensée anarchiste et révolutionnaire de Proudhon, notre définition a le défaut majeur de se référer à l’autorité. Proudhon est anarchiste et rejette toute autorité... sauf celle du père de famille ! Le révolutionnaire fait sur ce point une concession à la tradition, mais il émet aussi des idées originales pour son époque (Jean Carbonnier, Flexible droit, Chapitre XVI, La théorie des conflits de famille chez Proudhon, précité). L’autorité s’exerce contre la liberté de l’homme et est donc contraire à l’égalité et à la justice : « (…) plus d’autorité, ni dans la terre, ni dans les immeubles, ni dans l’argent. Or plus d’autorité veut dire : accord de l’intérêt de chacun avec l’intérêt de tous. Identité de la souveraineté collective et de la souveraineté individuelle. Plus d’autorité, c'est-à-dire : dettes payées, servitudes abolies, hypothèques levées, fermages remboursés, crédit gratuit, échange égal, association libre ; éducation, travail, propriété, domicile bon marché, garantis ; plus d’antagonisme, plus de guerre, plus de centralisation, c'est-à-dire le contraire de ce qui est aujourd’hui. Plus d’autorité, c'est – à - dire encore le contrat social libre à la place de la loi absolutiste ; la justice équitable et réciproque, au lieu de la justice souveraine et absolutiste. Etre gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé par des êtres qui n’ont ni la science ni la vertu » (P.-J. Proudhon, Idée générale de la
Révolution au XIXe siècle, opinion citée ; Georges Guy - Grand, Pour connaître la pensée de Proudhon, Bordas). L’autorité est un mal car elle légitime les abus de droit de toutes sortes, particulièrement les injustices dont sont victimes les travailleurs. L’exercice du droit de propriété dégénère en abus lorsque « quinze mille propriétaires peuvent asservir deux millions de locataires, les rançonner ; pressurer, mettre dehors, et gêner le travail, les produits, le commerce… » (P.-J. Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Paris 1858).
Proudhon, anti – clérical farouche, reste marqué par le christianisme. La théologie chrétienne, soucieuse avant tout de la personne humaine et de son salut individuel, rappelle elle - aussi qu’il n’est pas « naturel » à l’homme d’obéir à ce qui est décidé par un autre, surtout s’il s’agit d’un Tyran. En effet, il y a en tout être humain un principe premier d’autorité qui le guide vers sa fin - la raison – éclairée, il est vrai, par la Révélation chrétienne qui est la Vérité (divine) objective... Pour Proudhon, la raison est éclairée par une justice égale pour tous et permet d’équilibrer les rapports sociaux. La justice est « le respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et en quelque risque que nous expose sa défense » (P.-J. Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Chapitre VII, précité). On connaît, sans avoir jamais lu Proudhon, la formule fameuse qui le rendit célèbre : « La propriété c’est le vol » (P-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement, Paris 1840 ; Théorie de la propriété, Paris 1865). Proudhon n’est pourtant pas hostile au droit de propriété, il est contre l’abus du droit de propriété, c'est-à-dire le droit exercé au mépris de l’égalité et de la justice. En République populaire de Chine post – maoïste, le Peuple chinois est réputé être collectivement propriétaire des biens dont les Chinois sont individuellement possesseurs, usufruitiers, mais ils peuvent transmettre à autrui ce droit d’usufruit, cette possession, et la frontière entre propriété et possession est donc ténue... si ce n’est que l’Etat « socialiste de dictature démocratique populaire, dirigé par la classe ouvrière et basé sur l'alliance des ouvriers et des paysans » peut priver le citoyen chinois à tout moment de son usufruit puisqu’il est l’expression collective du Peuple chinois tout entier « propriétaire ». Mais rapprocher la pensée de Proudhon de ce qui reste de la pensée de Mao est à éviter. Proudhon réfléchit et écrit sur le Droit sans l’avoir jamais étudié à l’université. Les juristes proudhoniens ou lecteurs de Proudhon n’ont jamais été très nombreux et, si ce nom est cité dans un cours de Droit, ce sera plutôt celui de son parent – Jean - Baptiste Victor Proudhon (1758-1838) - éminent Professeur et Doyen de la Faculté de droit de Dijon… lequel préférait les propriétaires qu’ils abusent ou non de leur droit (J.-B. V. Proudhon, Traité du domaine de propriété, 1839 : ouvrage posthume publié un an avant le scandale de « Qu’estce que la propriété ? » de son petit cousin anarchiste qui le cite d’ailleurs ce qui ne lui aurait certainement causé un grand déplaisir ! ).
Au regard du marxisme, la définition proposée a le tort de ne porter aucun jugement critique sur la valeur de la règle de droit. Or, pour Marx, la règle de droit est mauvaise en soi puisque dans un contexte historique marqué par la lutte des classes - l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes - elle n’est que le moyen d’oppression d’une classe dominante destinée à perpétuer sa situation privilégiée au détriment d’une classe dominée (constituée de ceux qui ne sont pas libres, qui ne s’appartiennent pas ou n’ont pas la maîtrise d’eux - mêmes, qui sont aliénés) : oppression des maîtres sur les esclaves ; des seigneurs sur les serfs ; de la bourgeoisie sur le prolétariat industriel… Ce n’est donc pas un idéal de justice qui est poursuivi, mais au contraire l’injustice qui s’affiche dans la règle de droit qui n’est que le droit du plus fort économiquement. La justice n’est qu’un mythe support d’une règle de droit oppressive. L’autorité économique qui édicte la règle n’est donc jamais légitime. Fort heureusement, le processus historique en cours de luttes des classes conduit inéluctablement au triomphe des opprimés (qui n’ont rien à perdre) sur les oppresseurs (qui se ramollissent). Au terme de ce processus, le prolétariat se libèrera de la bourgeoisie, ouvrant l’âge paradisiaque de la société sans classes, du communisme sans Etat et sans Droit. En effet, il n’y aura plus besoin du Droit et de droits, ni des juristes (ou du mythe du Droit dont vivent les juristes) puisqu’il n’était que la manifestation scandaleuse de la domination, de l’oppression exercée par une classe sur une autre (Jean Carbonnier, Note : Marxisme et Droit de Konstantin
Stoyanovitch (1964), in Ecrits, précité, p. 1171-1173 ; Michel Miaille, Introduction critique au Droit, Maspéro, 1976, L’Etat du droit. Introduction à une critique du Droit constitutionnel, Paris, Maspero, P.U.G. 1978 ; Pierre Pescatore, Une critique du système juridique français (Réflexions sur l’ouvrage de M. Miaille Revue internationale de droit comparé, année 1978, volume 30, n° 2, p. 543-548 ; Jean Carbonnier, Préface à Essai sur les principes d’un Droit civil socialiste (1976), in Ecrits, précité, p. 1198-1200). Nous verrons si
l’avènement espéré du communisme est marqué par le dépérissement du Droit et la disparition des juristes parasites, à moins que nous n’assistions, c’est plus probable, au dépérissement du communisme et au triomphe des juristes parasites, sinon du Droit.
Sans doute, ni à l’un, ni à l’autre, car bien avant Marx, de grands esprits ont montré la relativité et l’imperfection d’un Droit purement humain, d’une justice purement humaine, même si Kant y croyait et de nombreux penseurs contemporains après lui… Le Droit n’est pas une science exacte, il n’est qu’une science humaine et sociale dont les préceptes varient dans le temps et l’espace (Jean Carbonnier, Flexible droit, précité : le titre et le sous - titre sont éclairants : Textes pour une sociologie du droit sans rigueur). Blaise Pascal (1623 - 1662) faisait preuve d’un grand réalisme en la matière dans une pensée bien connue : « Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pas pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pascal, Pensées, V, 298).
Ce pessimisme sur l’homme, le Droit et la justice, est encore plus radical chez Hobbes (1588 – 1679) qui fait naître l’Etat - Léviathan du dérèglement des hommes dans un hypothétique état de nature. La pensée politique et juridique de Hobbes s’inscrit en réaction au chaos créé par les conflits religieux des XVIe et XVIIe siècles, particulièrement en Angleterre. Dans l’état de nature apolitique et ante - étatique, tous les hommes ont un droit égal sur toute chose et c’est donc le règne du droit du plus fort. D’où sa formule fameuse Bellum omnia contra omnes, homo homini lupus ou guerre de tous contre tous, l’homme est un loup pour l’homme qui n’est pas dans Le Léviathan publié en 1651, mais dans la longue Epître au Comte de Devonshire qui précède le De cive publié en 1642. Ce droit de nature n’est pas la loi naturelle (et divine) que tout homme peut découvrir en faisant usage de la « droite raison », mais qui n’a de force que devant le tribunal de la conscience… Las de vivre dans la terreur, les hommes renoncent par « contrat » conclu les uns envers les autres à ce droit égal sur toute chose et s’en remettent à l’Etat, c'est-à-dire au pouvoir d’un seul (le « gouverneur », le rector dans le texte latin… encore la racine indo – européenne RK) ou d’un corps de magistrats, pour créer l’état civil et politique, l’état de paix, dire ce qui est juste et injuste, ce qui est bien et ce qui est mal, moral ou immoral. A l’état de nature succède un Etat de Droit. Les hommes acceptent une limitation de leur liberté et obéissent aux règles posées par celui qui a l’autorité et le pouvoir car il a su créer les conditions de la paix civile. S’il n’est pas dans la nature de l’homme d’obéir à un autre, l’instinct de conservation le poussera à obéir à celui qui détient le monopole de la violence physique légitime pour assurer la sûreté de tous. Est légitime, l’autorité qui use du pouvoir pour faire régner la paix civile. L’ordre politique et juridique sort toujours du chaos.
Selon certains interprètes, l’œuvre de Hobbes a conforté idéologiquement l’Etat absolutiste en train de naître en Europe - c’est certain - voire annoncé les Etats « totalitaires » du XXe siècle, ce qui est une interprétation fausse et anachronique (J. Vialatoux, La cité de Hobbes, Théorie de l’Etat totalitaire, Paris, 1936). « Auctoritas, non veritas, fecit legem » - l’autorité et non la vérité fait loi. Hobbes fait reposer la politique et le Droit sur l’autorité d’un homme - ou d’un corps de magistrats. Une interprétation plus modérée fera valoir que « Hobbes enseignait déjà – exactement aux antipodes de l’étatisme coercitif et oppressif dont on lui fit reproche – que les droits du citoyen, pour être vraiment des droits – ce qu’ils n’étaient pas avant le contrat générateur de la République – ont besoin d’un statut juridique légal. Le droit du citoyen est médiatisé par la puissance législative du Souverain. Le Droit privé porte nécessairement, dans l’état civil, la marque de l’ordre public » (Hobbes, Le citoyen ou le fondement de la politique, Garnier – Flammarion, Simone Goyard – Fabre, Introduction, p. 44). Hobbes peut aussi être lu et interprété à la fois comme un penseur de l’Etat et un précurseur de la pensée libérale individualiste car « il est également vrai, et qu’un homme est un Dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme » – c’est ce par quoi commence l’Epître au Comte de Devonshire, ce qui change l’appréciation globale que l’on peut porter sur son œuvre selon que l’on insiste sur son aspect autoritaire ou son aspect pré - libéral (Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes, Seuil, collection L’ordre philosophique).
Les exemples historiques ne manquent pas pour illustrer la thèse hobbesienne de « l’homme qui est un loup pour l’homme » et les conséquences politiques et juridiques qui en découlent. Quand l’Empire carolingien se désagrège entre le IXe et le Xe siècles et que l’insécurité règne, les paysans n’ont pas d’autre solution que de se placer sous la dépendance des seigneurs locaux (des milites) en échange de leur protection. La société féodale n’est pas une anarchie, mais le contraire de l’anarchie. Du chaos politique et juridique provoqué par la désintégration de la souveraineté royale, naît un ordre public nouveau : l’ordre féodal qui est politique, économique, religieux et… juridique. Les obligations mutuelles des seigneurs et de leurs dépendants sont progressivement définies par les coutumes rurales. Le contenu de la règle de droit est déterminé à l’initiative d’une personne en position de force pour imposer sa volonté (le seigneur) ou d’un groupe de personnes (le seigneur et les
« représentants qualifiés » de la communauté paysanne). Les usages progressivement codifiés sont acceptés, suivis par tous et ressentis comme ayant force obligatoire en droit. S’il y a incontestablement inégalité entre le seigneur et ses tenanciers (ceux qui tiennent leur terre du seigneur : « Nulle terre sans seigneur ») qu’ils soient libres ou non libres, la coutume répond parfaitement au besoin de sécurité de la communauté toute entière : on veut la protection des personnes et des biens. L’autorité du seigneur est légitime.
La coutume qui s’établit est une véritable règle de droit, au sens où l’entendra bien plus tard le juriste bordelais Léon Duguit (1859-1928), théoricien du positivisme sociologique, cherchant à s’inscrire dans la lignée d’Emile Durkheim : la règle de droit trouve son fondement dans la grande loi sociologique de l’interdépendance sociale, dans la norme de solidarité sociale qui en découle. La règle s’impose parce qu’elle apparaît à la « masse des consciences individuelles » comme indispensable à la sécurité du groupe (Léon Duguit, Traité de Droit constitutionnel, Editions De Broccard, Paris 1927). C’est déjà le cas dans l’Etat de Droit féodal et seigneurial, avec à sa tête un Roi, suzerain suprême, et non plus souverain comme l’était l’Empereur romain ou carolingien… mais les Rois vont se donner comme but politique de redevenir des Souverains. Les rapports de droit qui s’instituent sont-ils justes ou oppressifs ? Ils peuvent apparaître justes pendant un temps, avant d’être ressentis comme oppressifs. On suppose qu’une personne réduite en servage (« le serf taillable et corvéable à merci ») a aspiré très tôt au statut d’homme libre. L’histoire de la société féodale et seigneuriale est d’ailleurs celle de l’affranchissement progressif des serfs par les seigneurs, qui n’est pas le fruit d’une lutte des classes. L’affranchissement sera pacifique et intéressé : le serf achète sa liberté au seigneur, comme le chevalier fait prisonnier payait rançon. La liberté individuelle ou personnelle a un prix et l’argent rend libre ?
Mais la question ne se pose pas ainsi si l’on suit Pascal qui répète ce que d’autres ont dit avant lui : « la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est la coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste. Sinon, il ne la suivrait plus quoiqu’elle fût coutume ; car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice… » (Pascal, précité, V, 325). Par convention, il faut tenir ce qui est établi pour juste. C’est le prix à payer pour sauvegarder la paix sociale : « Grandeur d’établissement, respect d’établissement » (Pascal, précité, V, 310). On doit obéir aux lois de la cité… Dura lex sed lex (La loi est dure mais c’est la loi) dit un adage connu forgé sur un passage du jurisconsulte romain Ulpien. (Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, L.IT.E.C., n° 99, p. 190 à p. 194). Le temps passant, les juristes distingueront entre les bonnes et les mauvaises coutumes, car obéir à la règle de droit n’a jamais interdit de la critiquer et de la corriger s’il le faut. Si à certaines époques, la force semble l’emporter sur le Droit, la primauté du Droit et de la justice a toujours été affirmée.
L’Etat de Droit n’est pas une idée très neuve. Hérodote (ca 480 – ca 425) avait théorisé les trois formes d’organisation politique (ou « politeia ») possibles, en distinguant à chaque fois une forme bonne et une forme mauvaise : le pouvoir d’un seul ou monarchie qui est la royauté (bonne) ou la tyrannie (mauvaise) ; le pouvoir de quelques uns – une oligarchie - qui est bon (aristocratie) ou mauvais (ploutacratie : le pouvoir des riches) ; le pouvoir de tous qui est bon (démocratie) ou mauvais (ochlocratie). On oppose depuis longtemps le « Bon gouvernement » fondé sur le Droit et la justice au « Mauvais gouvernement » ou tyrannie fondé sur l’abus de la force et « Force n’est pas droit » dit un vieil adage (Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, L.IT.E.C., n° 136, p. 274). A Sienne, en Toscane, il suffit de regarder les fresques allégoriques peintes par Ambrogio Lorenzetti entre 1337 et 1340 sur les murs du Palais municipal de cette magnifique Cité – Etat italienne : elles opposent le « Mauvais gouvernement » et le « Bon gouvernement » (Sophie Cassagnes – Brouquet, Les couleurs de la norme et de la déviance, Editions universitaires de Dijon).
Le Mauvais gouvernement est le règne du Tyran représenté sous les traits de Satan. Il a renversé la justice qui gît à ses pieds. La victoire du mal est celle de tous les vices : à la droite du Tyran, figurent la Cruauté (une femme étranglant un nouveau – né, image traditionnelle de l’innocence), la Trahison et la Fraude ; à sa gauche, la Fureur (un chien ou un loup, image hobbesienne avant la lettre), la Division, la Guerre. Au – dessus du Tyran, planent l’Orgueil, l’Avarice et la Vaine gloire. C’est le triomphe de la Peur, elle aussi représentée.
L’allégorie du Bon gouvernement est plus complexe et associe le triomphe de la Justice et celui du Bien commun. La Justice – que surplombe la Sagesse - tient sa fameuse balance : chaque plateau est occupé par un ange dont l’un symbolise la justice distributive, l’autre la justice commutative. Nous y reviendrons. Deux cordes partent des plateaux et terminent dans la main gauche de la Concorde (le contraire de la Division) qui a sur ses genoux un rabot qui symbolise l’égalité des citoyens devant la loi. Cette peinture allégorique, à la fois sociale et juridique, est totalement inspirée de principes issus de la philosophie gréco – romaine et de la théologie chrétienne. Tout homme est d’abord maître et responsable de luimême et obéit à ce qui est raisonnable.
Mais à cet individualisme chrétien - quête spirituelle du salut dans un autre monde - a succédé l’individualisme libéral axé sur la recherche d’un intérêt purement matériel en ce monde. Ce pas est franchi entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle. Il a toujours été entendu que l’accord de deux volontés particulières, de deux volontés libres, suffit à établir à l’avance une ligne de conduite qui assure un équilibre entre les intérêts des cocontractants : c’est la définition du contrat. L’accord de plusieurs volontés peut même donner naissance à des personnes « morales », sociétés ou associations qui sont des sujets de droit car elles ont une existence juridique distincte de celle des parties contractantes : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter…» (Article 1832 du Code civil). Ça n’a pas été accepté rapidement puisque la jurisprudence de la Cour de cassation reconnaît la personnalité juridiques des sociétés commerciales et des sociétés civiles seulement dans la dernière décennie du XIXe siècle : il est de l'essence des sociétés civiles, aussi bien que des sociétés commerciales, de créer, au profit de l'individualité collective, des intérêts et des droits propres et distincts des intérêts et des droits de chacun de ses membres. Les textes du Code civil (notamment les articles 1845, 1846, 1847, 1848, 1850, 1852, 1855, 1859, 1867), personnifient la société d'une manière expresse, en n'établissant jamais des rapports d'associé à associé, et en mettant toujours les associés en rapport avec la société. Les sociétés civiles constituent, tant qu'elles durent, une personne morale, laquelle est propriétaire du fonds social (Support
Cours J. Laingui : Cour de cassation, Chambre des requêtes, 23 février 1891, DP 91. 1. 337, Recueil Sirey, 1892. 1. p. 73, note Meynial ; Cour de cassation, Chambre des requêtes, 2 mars 1892, Recueil Sirey, 1892, I, p. 497).
Dans le cas de l’association, c’est la volonté conjuguée des cocontractants et du législateur étatique qui permet à un groupement de fait de passer du non - être à l’être juridique : la loi du 1 juillet 1901 est relative au contrat d’association, mais l’association jouit de la capacité juridique (de la personnalité juridique) si elle s’est conformée aux dispositions légales (Article 5). « L’association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices. Elle est régie, quant à sa validité, par les principes généraux du droit applicables aux contrats et obligations » (Article 1 de loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association). Sans cette reconnaissance du législateur, le groupement associatif était dépourvu de la personnalité juridique : un groupement de fait, pas « de droit ». La loi du 21 mars 1884 « relative à la création des syndicats professionnels » avait permis à ces groupements d’exister en tant que personnes juridiques. Mais le juge peut aussi reconnaître – dans le silence de la loi étatique – la personnalité morale d’un groupement. Un « grand arrêt » Cour de cassation, 2e Chambre civile, 28 janvier 1954 le confirmait : « La personnalité civile n’est pas une création de la loi, elle appartient, en principe, à tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective pour la défense d’intérêts licites, dignes, par suite d’être juridiquement reconnus et protégés » (Jean Carbonnier, Un arrêt sur la personnalité morale des Comités d’établissements, in Ecrits, précité, p. 520). La Cour de cassation reconnaît la personnalité civile des Comités d’établissements organisés par l’article 21 de l’ordonnance du 22 février 1945 qui ne reconnaissait expressément que la personnalité des Comités d’entreprises, en prenant en compte la « réalité » (v. dans le Code du travail pour les actuels Comité social et économique et Conseil d’entreprise ou d’établissement). Mais – le Droit n’étant jamais chose simple – la loi et un contrat administratif peuvent donner naissance à une personne morale… de Droit public (Support Cours J. Laingui : Tribunal des Conflits, 14 février 2000, Sylvie X. c/ G.I.P. - H.I.S. n° 03170 : personnalité juridique de Droit public des « groupements d’intérêt public »).
L’ancien article 1134 – devenu l’article 1103 - du Code civil affirme depuis 1804 les principes d’autonomie de la volonté et de la force obligatoire des contrats qui sont des conventions légalement formées tenant lieu de loi à ceux qui les ont faites. Les contrats, les conventions, doivent respecter des formes légales imposées par conséquent par une autorité légitime, extérieure aux parties, le législateur étatique. Qui est en mesure de garantir l’exécution du contrat et les droits qui découlent du contrat, si ce n’est l’Etat ? L’article 1103 (ex 1134) renvoie aux formes déterminées par une « loi » qui peut être coutumière, mais qui est surtout, depuis la Révolution française de 1789, l’expression de la « volonté générale » : la loi de l’Etat. Nous passons ainsi, sans transition, de l’autorité et du Bon gouvernement selon Hobbes, à l’autorité et au Bon gouvernement selon Rousseau. Chez Rousseau, comme chez Hobbes, nous assistons encore au passage de l’état de nature à l’état civil sur la base du fameux « contrat social » qui conduit cette fois chaque associé à s’aliéner totalement avec tous ses droits « à toute la communauté ». On ne s’abandonne plus à un seul, mais à tous : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale… » (Rousseau, Du Contrat social, Livre I, Chapitre VI – Du pacte social). La volonté particulière doit plier devant volonté générale car « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera à être libre » (Rousseau, précité, Livre I, Chapitre VII – Du souverain). Bref, l’obéissance volontaire à la loi nous rend libre puisque la loi est l’expression de la volonté générale et donc de la justice. Le corps civique tout entier, le Peuple tout fait la loi directement (Démocratie directe) ou par le biais de représentants élus (Démocratie représentative). C’est la conception actuelle de la loi en France : « La souveraineté nationale appartient au Peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (Article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958). Rousseau avait une préférence marquée pour la Démocratie directe.
SECTION 2 LES PARTIES DE LA JUSTICE
On vient de voir que la Justice entretient d’évidents rapports avec le Droit. La justice est même le mythe support par excellence de la règle de droit (Jean Carbonnier, Le mythe comme support de la règle de droit, précité). Il est difficile de n’en point parler en Licence 1re année, on y est même tenu (Jean Carbonnier, Flexible droit, Codicille du juste et de l’injuste, précité). Dans le système de pensée issu de la philosophie gréco - romaine et du christianisme, la Justice est l’une des quatre vertus cardinales. Elle dirige nos actes vers le bien avec la tempérance (qui modère nos passions), la force (qui rend l’âme plus ferme contre les passions) et la prudence (qui fait le bien au nom de la raison : une vertu du juge). Dans les Palais de justice, elle sera représentée, comme elle l’est sur les murs du Palais municipal de Sienne, sous les traits d’une femme aux yeux (souvent) bandés car elle est impartiale, tenant dans une main une balance bien équilibrée et dans l’autre un glaive. La règle de droit doit tendre à la réalisation de la justice dans la vie sociale. Le législateur n’hésite donc pas à se référer à la justice, mais comme le théologien et le philosophe, il est amené à distinguer la justice distributive, la justice rétributive, la justice commutative. A Sienne, Lorenzetti a représenté la justice distributive sous la forme d’un ange décapitant un criminel : elle symbolise donc la loi pénale. La justice commutative est figurée par un ange « donnant de l’argent contenu dans une cassette à un homme et une lance à son compagnon » (Sophie Cassagne – Brouquet, précité, p. 42). Elle est la loi civile.
§ 1 LA JUSTICE DISTRIBUTIVE
Aristote (384 – 322) distingue une première espèce de justice : « c’est la justice distributive des honneurs, de la fortune et de tous les autres avantages qui peuvent être partagés entre tous les membres de la cité ; car dans la distribution de toutes ces choses, il peut y avoir inégalité, comme il peut y avoir égalité d’un citoyen à un autre » (Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V - Théorie de la justice). La justice est ici question de proportion « géométrique » dit Aristote : « L’injuste est ce qui est contre la proportion. Ce peut être d’ailleurs tantôt en plus, et tantôt en moins ». Les membres du corps social ont des droits proportionnés aux fonctions qu’ils remplissent. Ils reçoivent en proportion de leurs fonctions, de leurs mérites ou de leurs besoins tels qu’ils sont perçus ici et maintenant. La justice distributive correspond à ce que dans le discours politique on appelle la « justice sociale ». Cette justice étant par nature « politique », elle est sujette à variations dans le temps et l’espace. Le Droit est par définition la science de la discrimination sociale, il établit des « bornes », des barrières juridiques de distanciation sociale. La justice distributive est le fondement de la « classification sociale », de « la hiérarchie des fonctions sociales telle qu’elle dressée [et acceptée... momentanément] par l’opinion » dont parle très bien Durkheim (Emile Durkheim, Le suicide, Petite bibliothèque Payot, collections Classiques, p. 292 et suivantes, opinion citée, p. 294).
Si l’on s’en tient à un exemple français, on sait que jusqu’à la Révolution de 1789 (jusqu’à la fameuse « Nuit du 4 août 1789 »), la société française est une société divisée juridiquement en trois ordres (trois fonctions sociales) : le sujet du Roi de France appartenait soit au clergé (le premier ordre), soit à la noblesse par « naissance », soit, au tiers état qui regroupait l’immense majorité des Français. Pour gouverner l’Etat, on choisissait le fils aîné de la Reine. Etait-ce injuste, déraisonnable ? Pascal donnait déjà une réponse : « On ne choisit pas pour gouverner un navire celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi [de l’hérédité] serait ridicule et injuste ; mais parce qu’ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira t-on, le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux » (Pascal, précité, Section V, 320).
Durkheim identifie bien le problème – en sociologue : « Il ne servirait à rien que chacun considérât comme juste la hiérarchie des fonctions (...), si, en même temps, on ne considérait comme également juste la façon dont ces fonctions se recrutent. Le travailleur n’est pas en harmonie avec sa situation sociale, s’il n’est pas convaincu qu’il a bien ce qu’il doit avoir. S’il se croit fondé à en occuper une autre, ce qu’il a ne saurait le satisfaire ». C’est pourquoi existe en toute société une règlementation qui fixe la manière dont les différentes fonctions sociales sont ouvertes aux particuliers. Cette règlementation « n’est possible que si elle est imposée aux individus par une autorité qui les dépasse, c’est-à-dire par l’autorité collective. Car elle ne peut s’établir sans demander aux uns ou aux autres et, plus généralement aux uns et autres des sacrifices et des concessions, au nom de l’intérêt public » (Emile Durkheim, Le suicide, précité, opinion citée, p. 294).
Cette règlementation ou justice distributive « varie selon le temps et les lieux » observe encore Durkheim, « jadis elle faisait de la naissance le principe presque exclusif de la classification sociale ; aujourd’hui, elle ne maintient d’autre inégalité native que celle qui résulte de la fortune héréditaire et du mérite ». La Révolution de 1789 a en effet remis en cause les privilèges ou droits liés à la naissance, l’organisation hiérarchisée de la société et l’inégalité des conditions sociales qu’acceptaient Pascal et les Français de son temps (Fanny Cosandey, Le rang – Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, N.R.F. Editions Gallimard, Bibliothèque des histoires). Elle proclame l’égalité des droits. Cette égalité s’impose, mais pas entre les hommes et les femmes car la femme mariée ne peut librement exercer ses droits car elle est frappée d’incapacité juridique. Il faut attendre une loi du 18 février 1938 pour voir proclamer que « La femme mariée a le plein exercice de sa capacité civile » (Article 215 du Code civil). Plus désolante encore, la situation dans les colonies où l’esclavage n’est aboli qu’en 1794 quand la France en guerre en perd le contrôle (ceci explique cela...). Bonaparte – très mal inspiré – rétablit l’esclavage, puis l’abolit en 1815, mais il est rétabli à la Restauration et ne disparaît définitivement qu’en 1848. Quand l’article 8 du Code civil, dès sa version initiale de 1804, affirme que « Tout Français jouira des droits civils », cela ne concerne pas les esclaves. En revanche, l’étranger jouit des mêmes droits civils « que ceux qui sont accordés aux Français par les Traités de la Nation à laquelle cet étranger appartiendra » énonce l’article 11 inchangé du Code civil (= condition de réciprocité). Si l’égalité des droits civils est un acquis immédiat et qui ne sera jamais remis en question, il n’en va pas de même de l’égalité des droits civiques. La France est un beau cimetière de lois constitutionnelles et électorales et le suffrage universel direct ne sera jamais reconnu par les assemblées exerçant le pouvoir entre 1789 et 1848.
Des textes en vigueur dans les premières années de la Révolution privent des droits civiques ou politiques les personnes en état de domesticité, celles qui sont les serviteurs à gages de « maîtres ». Cet état de subordination, de dépendance, en fait des citoyens « passifs ». De 1795 à 1848, on va départager les citoyens en tenant compte, non plus de leur naissance, mais de leur fortune. Les députés sont élus, mais le suffrage est censitaire et seuls sont électeurs et éligibles, les contribuables qui paient un impôt élevé : 90 000 électeurs entre 1814 et 1830 ; autour de 250 000 de 1830 à 1848... La fortune récompense le mérite et le mérite permet d’être électeur et d’être élu député… La Démocratie politique s’impose seulement avec la Révolution de 1848 qui instaure définitivement le suffrage universel direct. Toutes les lois électorales depuis 1789 peuvent prétendre avoir mis en œuvre l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui affirme que les citoyens « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents ». L’avènement du suffrage universel à partir de 1848 ne doit pas faire oublier que jusqu’en 1946, la loi électorale prive les femmes des droits civiques, preuve que l’on continuait à les traiter en « mineures ». La loi électorale opère une discrimination fondée sur le sexe. Arrive la IVe République et le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 reconnaît l’égalité entre l’homme et la femme (Alinéa 3). Est-ce suffisant ? Il y a trop peu de femmes occupant des fonctions électives estiment certains. La Constitution du 4 octobre 1958 affirme désormais la « parité » dans l’accès aux mandats électoraux et fonctions électives (Article 3 alinéa 5). Dans un scrutin de liste, il faut présenter alternativement un homme/une femme… ou inversement. C’est la proportion géométrique d’Aristote appliquée au nom de l’égalité. Ce n’est pas la stricte égalité puisqu’il faut bien désigner une tête de liste. C’est ce qu’il est convenu d’appeler une discrimination positive, une différence de traitement légalement justifiée en faveur des femmes.
La justice distributive ou sociale autorise donc certaines discriminations, mais elle en interdit d’autres, opérées sur la base de critères jugés légalement négatifs. L’article L. 1132-1 du Code du travail est exemplaire à cet égard : « Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L. 3221-3, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de son orientation sexuelle, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille ou en raison de son état de santé ou de son handicap ».
Le juge fait application du principe de non discrimination en exigeant que les personnes placées dans une situation identique soient traitées de manière identique : à situation égale = traitement égal. Si l’ancien militaire, ressortissant d’un Etat africain membre de l’ex Communauté (Communauté des ex colonies françaises) ne touche pas la même pension de retraite que son homologue français à service égal, cette différence de traitement n’est pas légalement justifiée et viole l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 si elle ne prend en compte que la nationalité des pensionnés (Conseil d’Etat, Assemblée du contentieux, 30 novembre 2001, Ministre de la défense et autre contre Diop, R.F.D.A. n° 3, mai et juin 2002, conclusions Jean Courtial, p. 57 : la Cour européenne des droits de l’homme interdit sur le fondement de cet article 14 toute discrimination pour les droits qu’elle reconnaît… et toutes discriminations en général par une interprétation très extensive et très libre du Traité). Dans un tout autre domaine, la loi française s’est montrée longtemps très dure (mais c’était la loi…) vis-à-vis de l’enfant adultérin dont les droits successoraux étaient réduits de moitié par rapport à ceux des enfants légitimes : l’article 760 du Code civil a dû être abrogé car il a été jugé lui aussi contraire à l’article 14 par la Cour européenne qui veille au respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 8 : Cour européenne des droits de l’homme., 1 février 2000, Claude Mazurek, Dalloz 2000, p. 332, note Thierry ; Loi du 3 décembre 2001, Chapitre II, dispositions relatives aux droits des enfants naturels et adultérins). Toute différence de traitement, toute discrimination, doit résulter de critères objectifs admis par le Droit, ici par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 1950.
Le débat (permanent) autour de la justice fiscale tourne autour de la mise en œuvre de la justice distributive. On s’accorde sur l’égalité devant la loi fiscale, devant les charges publiques (article 13 de la Déclaration de 1789), mais comment mettre en œuvre la justice fiscale ? On pourrait imaginer une stricte égalité. On réclamerait la même somme à tous les contribuables, sans tenir compte des différences de revenus. Vous observerez que c’est le principe de la T.V.A. (taxe sur la valeur ajoutée), de loin l’impôt le plus productif pour l’Etat. Les consommateurs d’un même produit payent la même taxe qu’ils soient « riches » ou « pauvres ». Pour l’impôt sur le revenu, le législateur avait le choix entre une égalité fondée sur la proportionnalité ou sur la progressivité. Dans le premier cas, on exige de chacun un même pourcentage de sa fortune, de ses revenus (la somme acquittée n’est pas identique) ; dans le second cas, l’impôt est progressif, il s’élève avec la quantité de matière imposable qui est découpée en tranches. Selon la tranche, l’imposition sera de 5%, 10%, 50%. C’est le choix actuel du législateur qui a choisi ce système parce qu’il permet de faire échapper de très nombreux foyers à l’impôt sur le revenu… Seuls les « riches » doivent payer et les « très riches » paieront en plus l’impôt de solidarité sur la fortune (I.S.F.), avec la correction apportée (un court moment) par un « bouclier fiscal » resté fameux (un contribuable ne doit pas donner plus de 50% de son revenu au fisc). Les conceptions en cours de la justice distributive tendent à protéger le « faible » contre le « fort », à faire payer le « riche » pour rétablir l’égalité… Certes, mais on conviendra que le « pauvre » ne peut par définition que faiblement contribuer, voire pas du tout ! Solution classique et acceptable dans son principe. Les « riches » ont un devoir de solidarité, on aurait dit autrefois une responsabilité sociale visà-vis des « pauvres ». Mais cette politique fiscale ne doit pas manquer à la prudence. Un excès de pression fiscale conduit les contribuables aisés soit à réduire leurs activités (pourquoi travailler plus… pour le fisc ?), soit à la fraude, soit à la fuite dans un pays fiscalement attractif (peut – on se passer des « riches » ?). Le droit porté à l’extrême débouche sur l’extrême injustice : Summum jus, summa injuria (Cicéron, De Officiis, 1, 10, 33). On peut appliquer l’adage à l’égalité fiscale, comme à l’égalité poussée à l’extrême en bien des domaines aujourd’hui.
§ 2 LA JUSTICE RÉTRIBUTIVE
En matière pénale, on parle communément de justice rétributive. La rétribution désigne à la fois la récompense due au mérite et la punition infligée à l’auteur d’un acte « vicieux », un acte qui trouble l’ordre public. Cette justice a d’abord été fondée sur les paroles de Dieu révélée par l’Ancien Testament : « C’est moi qui ferai justice, c’est moi qui rétribuerai » (Deuteronome, XXXII, 35). La peine vise à la fois au bien de la société et au bien du délinquant (son amendement). Il est entendu qu’il ne faut plus se faire justice à soi-même : la vengeance privée est prohibée. La légitime défense ne constitue qu’une exception très limitée et très encadrée et elle n’est pas l’exercice d’une « vengeance » privée (Articles 122-5 à 122-7 du Code pénal). Le droit de défendre sa vie ou son intégrité physique, ou son bien, en ripostant de manière proportionnée à une agression, a toujours été reconnu comme l’expression d’un droit « naturel ». La justice pénale est rendue au nom du Peuple français et pas au nom de la victime de l’infraction (s’il y a une victime). C’est la société qui poursuit le délinquant qui a troublé l’ordre public. Le Ministère public (le Procureur de la République) met en mouvement l’action publique qui permettra de poursuivre et condamner (ou pas) l’auteur présumé des faits (Article 1 du Code de procédure pénale). Le Ministère public exerce la vindicte publique au nom de l’Etat ; la victime exerce l’action civile qui lui permet d’obtenir réparation du dommage civil que lui a causé directement la faute pénale commise par le délinquant. La rétribution du démérite est l’essence de la justice pénale : le délinquant doit expier sa faute pour décourager les comportements similaires (élimination et intimidation) et il doit s’amender… si la peine prononcée le lui permet ! L’abolition de la peine de mort montre que le législateur contemporain ne désespère jamais de l’amendement, même des pires criminels
(André Laingui, Histoire du droit pénal, P.U.F. collection Que sais-je ? n° 690).
« L’histoire de la peine est celle d’une abolition constante » (Ihering), d’un adoucissement des peines, sous l’influence conjuguée du christianisme et de la philosophie (kantienne). La dignité reconnue à la personne humaine pousse à la pitié pour le délinquant qui ne doit subir qu’une peine proportionnée à la faute commise et nécessaire à son
amendement (Marie – Christine Sordino, De la proportionnalité en Droit pénal, in Mélanges en l’honneur du Professeur Jacques – Henri Robert, précité, p.711). Il a toujours été admis que le délinquant échappe aux rigueurs de la loi pénale si l’état de nécessité est établi : l’individu qui vole un pain poussé par la faim, un vêtement parce qu’il a froid n’est pas condamné (sauf Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo qui est un mauvais roman). Le Droit pénal moderne acceptera plus facilement de trouver des circonstances atténuantes. Il espère l’amendement du délinquant par l’éducation et croit peu à l’expiation en prison (Philippe Bonfils, La primauté de l’éducation sur la répression et Pierre Darbéda, La prison a – t – elle encore un avenir ? in Mélanges en l’honneur du Professeur Jacques – Henri Robert, précité, p. 55 et p. 155)… encore que le législateur semble parfois accorder de nouveau de l’importance, sinon à l’élimination, du moins à l’intimidation par une pénalisation proliférante (Morgane Daury – Fauveau, La pénalisation proliférante des atteintes virtuelles aux personnes, in Mélanges en l’honneur du Professeur Jacques – Henri Robert, précité, p. 179).
La gravité des faits, c'est-à-dire la gravité du trouble à l’ordre public et du dommage causé à autrui, conduit à les classer dans l’une des trois catégories de faits constitutifs d’infractions : contraventions, délits et crimes. Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel veille au respect du principe de proportionnalité (ou de justice) inscrit à l’article 8 de la Déclaration de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Le contrôle du Conseil est un contrôle de proportionnalité : la peine doit être proportionnée à la gravité de l’infraction. Non seulement le fait d’apporter une aide quelconque à un étranger en situation irrégulière ne saurait être réprimé comme acte de terrorisme, le Conseil constitutionnel y voit même aujourd’hui un exemple à suivre de fraternité humaine interdisant toute sanction pénale (Conseil constitutionnel, 16 juillet 1996, Décision n° 96-377 D.C., A.J.D.A. 1996, p. 693, note Schrameck ; R.F.D.A. 1997, p. 538, note Spitz ; Conseil constitutionnel, 6 juillet 2018, Décision n° 2018-717/718 Q.P.C.).
La peine doit être nécessaire : le législateur peut très bien considérer que des faits, hier répréhensibles, ne sont plus pénalement punissables. Le premier Code pénal français a ainsi supprimé, par le silence, en 1791, des infractions que le Droit pénal antérieur permettait de poursuivre (très mollement… dans les trente dernières années de l’Ancien Régime) puisqu’elles portaient atteinte à la religion ou à la morale : suicide (le « crime contre soimême » qui demeure punissable en Grande -Bretagne jusqu’en 1961), la profession hérétique, le blasphème, la bestialité (infraction que l’on voit réapparaître dans certaines législations européennes actuelle), l’homosexualité (punie sévèrement en Grande Bretagne jusqu’au sexual offenses Act de 1967) qui est désormais honorée et promue comme une orientation sexuelle normale. Dernière infraction à caractère sexuel à disparaître en France : l’adultère, en 1974, mais les articles 336 et 339 de l’ancien Code pénal n’étaient plus appliqués depuis longtemps. Le viol reste bien sûr punissable… et peut même exister entre époux, ainsi que le harcèlement sexuel qui est infraction nouvelle (Fiche de Méthodologie disciplinaire n° 5 : Cour de cassation, Chambre criminelle, 11 juin 1992, n° 91-86346 [Viol entre époux]). On chasse l’infraction à caractère sexuel par la porte, elle revient parfois par la fenêtre… Les relations sexuelles entre adultes et mineurs sont actuellement regardées avec plus de sévérité en 2020 qu’au début des années 1980, la dénonciation véhémente du « harcèlement de rue » dont sont victimes des femmes montre que les infractions réprimant certains comportements agressifs sexuellement ont encore de l’avenir.
§ 3 LA JUSTICE COMMUTATIVE
Contrairement à la justice distributive, la justice commutative ne tient pas compte – en principe - des personnes. Elle a pour objet d’établir l’égalité entre les choses que les hommes échangent entre eux. Elle poursuit donc l’équilibre dans les échanges. « Le contrat est commutatif lorsque chacune des parties s'engage à procurer à l'autre un avantage qui est regardé comme l'équivalent de celui qu'elle reçoit » dit l’article 1108 du Code civil. Vous en déduirez que la justice commutative interdit d’échanger ce qui n’est pas dans le commerce juridique, c'est-à-dire ce qui n’est pas estimable en argent et ne peut faire l’objet d’un échange : la liberté personnelle, la dignité humaines, la vie humaine, le corps humain, ses produits et éléments, bref tous les droits que les juristes rangent dans la catégorie des droits extra patrimoniaux, par opposition aux droits patrimoniaux qui sont eux dans le commerce car évaluables en argent. Une distinction que nous allons développer dans le Chapitre suivant.
Les exigences de la justice commutative expliquent et justifient l’existence de nombreuses règles intervenant dans les domaines très divers. L’absence de service fait entrainera une retenue sur le traitement du fonctionnaire sous le contrôle du juge administratif : elle peut être décidée « aussi bien en l’absence de service fait que dans le cas ou un agent public n’exécute pas certaines obligations de son service (…) » (Support Cours J.
Laingui : Conseil d’Etat, 2e et 7e Sous – sections réunies, 23 mai 2007, France Télécom, R.F.D.A. n° 4 juillet août 2007, p. 905). Aucune rémunération n’est due par un employeur privé au salarié qui exerce son droit de grève (= suspension du contrat de travail) ou en cas d’absence injustifiée au travail : refus du salarié de fournir la prestation de travail convenue, pas d’obligation pour l’employeur de verser le salaire (Support Cours J. Laingui : Cour de cassation, Chambre sociale, 15 décembre 2010, n° 08-45-649). « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » disait déjà Saint Paul (Deuxième Epitre aux Thessaloniciens)… qui a aussi inspiré Lénine et le défunt « Droit du travail » soviétique : « Qui ne travaille pas, ne mange pas »… mais le travail était déclaré obligatoire (Article 18 de la Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité de Lénine, placée en tête de la Constitution de la République socialiste fédérative soviétique de Russie du 10 juillet 1918 ; Article 12 de la Constitution soviétique du 5 décembre 1936). Les exigences de la justice commutative justifient encore l’obligation de s’acquitter d’une dette avant d’accomplir des libéralités ; la prohibition de la clause dite léonine en droit des sociétés (celle qui, malgré l’apport en société, exclurait un associé des bénéfices ou l’exonèrerait des pertes).
L’égalité dans l’échange explique les conditions de validité posées pour tout contrat :
les parties contractantes doivent pour donner validement leur consentement, avoir la capacité de contracter (les mineurs, certains majeurs sont protégés par le régime de l’incapacité civile), s’entendre sur le contenu du contrat qui doit être licite et certain (Article 1128 du Code civil). Comme en Droit romain, le prix est certes abandonné à l’accord des parties (Article 1591 du Code civil), mais il doit être déterminé et réel : un prix fictif transformerait un acte à titre onéreux en acte à titre gratuit. Le mode primitif de l’échange est le troc : un objet est cédé contre un autre présentant la même « valeur », c’est à dire présentant une utilité pour celui qui acquiert (Marcel Mauss, Essai sur le don – Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, P.U.F., collection Quadrige, Présentation de Florence Weber). Pour les juristes, « L’échange est un contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour une autre » (Article 1702 du Code civil, Livre troisième, Titre VII De l’échange). Pour faciliter et multiplier les échanges, l’usage s’est établi de remettre en échange de l’objet un équivalent en monnaie, d’après une estimation commune ou légale appelée le prix, c’est ce qui constitue le marché, le commerce. Mais le prix est-il juste ? Pour Marx, il n’est jamais juste puisqu’il est établi en volant le travailleur qui produit le bien. Le travailleur salarié travaille plus qu’il ne gagne et le surplus de travail fourni à l’œil est empoché par l’employeur capitaliste (= propriétaire des moyens de production). En Droit romain, une chose valait le prix auquel elle peut être vendue : c’est la loi de l’offre et de la demande. Les contractants étaient autorisés à se tromper par un marchandage actif. On n’exigeait pas que le prix correspondît à la « valeur » dans l’absolu de la chose. L’actuel article 1137 du Code civil qui définit ce vice du consentement qu’est le dol « comme le fait d'obtenir le consentement de l'autre par des manœuvres ou des mensonges », dit cependant que « ne constitue pas un dol le fait pour une partie de ne pas révéler à son cocontractant son estimation de la valeur de la prestation ». En revanche, « la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie » constitue un dol.
Ce sont les théologiens médiévaux qui ont introduit l’idée d’un juste prix (justum pretium) dans la vente - achat. Saint Thomas d’Aquin écrit : « Si le prix dépasse la valeur de la marchandise ou si inversement, la valeur de la marchandise dépasse le prix, l’égalité conforme à la justice est détruite ». L’exemple du contrat mutuel de vente et d’achat illustre donc mieux l’égalité dans les échanges. L’Eglise a condamné a de nombreuses reprises le prêt à intérêt en se fondant sur la parole du Christ tirée de Saint Luc (Evangile, VI, 35) : « Prêtez sans rien espérer en retour » (Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, LITEC, n° 224, « Mutuum date nihil inde sperantes », p. 463). Les théologiens musulmans ou oulémas sont tout aussi sévères (plus sévères ?) sur le sujet. La notion de ribâ ou usure, littéralement « augmentation » en arabe est condamnée par le Coran. La question est donc de savoir quels types de pratiques sont assimilables au ribâ. Un prêt bancaire est-il licite si les intérêts payés ne doublent pas la somme due ? Certains oulémas « libéraux » le disent en invoquant le verset 130 de la sourate III (Michel Galloux, Finance islamique et pouvoir politique, P.U.F. coll. Islamiques, p. 17). Il existe aujourd’hui des banques islamiques qui se targuent de respecter le Coran à la lettre, mais qui font commerce de l’argent quand même !
L’Eglise catholique a – t – elle totalement condamné le commerce de l’argent et le profit qu’en retirent ceux qui l’exercent quand il reste raisonnable ? Les Cités - Etats italiennes ont été des places marchandes et bancaires florissantes et commerçants et banquiers n’ont jamais été menacés de sanctions par les autorités ecclésiastiques. Les Medicis – famille de banquiers de Florence à l’origine – ont donné des Papes à l’Eglise… Ce sont plutôt l’usure et l’avarice que condamnent les théologiens chrétiens. Les pratiques usuraires sont courantes quand on étudie l’histoire économique. Harpagon de Molière ou le père Grandet de Balzac sont des figures littéraires de l’avarice et de l’usure. Ce sont des personnages que les historiens de l’économie rencontrent souvent au cours des siècles : l’usurier de village ou de la ville. La pensée de P.-J. Proudhon, déjà évoquée, est une protestation véhémente contre l’usure (le loyer exorbitant, abusif), l’agiotage (les intérêts excessifs et abusifs) dont souffrent les victimes de la révolution industrielle. Anarchiste en politique, Proudhon est l’ennemi de l’anarchie économique. Pour sa part, le catholicisme suppose une morale des affaires qui est l’origine du « commerce équitable » aujourd’hui si à la mode…
Il y a donc une éthique catholique du capitalisme et pas seulement une éthique protestante du capitalisme – sans oublier les éthiques juive, musulmane, hindouiste, boudhiste, confucianiste (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon Pocket, collection Agora)… Il y a le bon capitaliste (le « bon » riche), l’entrepreneur, qui crée de la richesse et des emplois dont profite l’ensemble de la société ; il y a aussi le mauvais capitaliste (le mauvais riche), l’avare, l’usurier, le spéculateur, l’agioteur ou l’accapareur, pour qui l’enrichissement est une fin en soi, sans profit pour la société. L’économiste allemand Werner Sombart (1863-1941) - quand il étudie les forces morales qui ont permis l’épanouissement du bourgeois capitaliste - place à égalité l’influence du catholicisme, du protestantisme et du judaïsme : « les idées des scolastiques, surtout ceux du bas Moyen Age, sur la richesse et l’enrichissement et plus particulièrement sur la légitimité ou l’illégitimité morale du prélèvement d’intérêts, loin d’avoir créé des obstacles au développement de l’esprit capitaliste, n’ont contribué qu’à le favoriser et à l’activer » (Werner Sombart, Le bourgeois, Petite bibliothèque Payot, p. 232). On se souviendra que Proudhon condamnait comme contraire à la justice, tout enrichissement provenant du prélèvement d’intérêts (loyer, fermage, crédit payant) : l’enrichissement devrait être uniquement la conséquence d’un travail.
Le Code civil consacre depuis 1804 le prêt à intérêt (Livre III, Titre X « Du prêt », Chapitre 3 « Du prêt à intérêt », Articles 1905 à 1914). Les contractants ne peuvent cependant dépasser le taux d’intérêt fixé par la loi à un certain plafond, sauf pour celui qui prête à répondre du délit pénal d’usure (Articles L. 313-3 à L. 313-6 du Code de la consommation consacrés au taux de l’usure ; Fiche de Méthodologie disciplinaire n° 3 : Cour de cassation, Chambre criminelle, 3 mai 2012, n° 11-84.438). Le droit protège l’égalité entre les cocontractants, le faible contre le fort dans l’échange. Le juge impose aujourd’hui une obligation de renseignement pour protéger la partie qu’il estime la plus « faible » : il rétablit ainsi l’égalité dans l’échange en obligeant le banquier à informer la personne qui se porte caution et l’emprunteur (comme le médecin est tenu d’informer son patient sur les risques encourus avant une opération). Le Code de la consommation protège le consommateur non averti contre sa « faiblesse » en lui permettant de revenir sur son consentement dans un certain délai. Le droit reconnaît l’importance économique des crédits à la consommation, mais il n’ignore pas les risques de surendettement des ménages qui en découlent... ce qui justifie a posteriori la méfiance initiale des théologiens vis-à-vis du prêt à intérêt. La dette qu’elle soit privée ou publique reste un problème récurrent de l’histoire économique, financière et juridique depuis la plus haute Antiquité !
La crise financière mondiale de septembre 2008 a eu pour origine de l’incapacité d’un grand nombre d’emprunteurs aux Etats – Unis à rembourser des prêts immobiliers qu’ils avaient été poussés à contracter. Le législateur français a été obligé de prendre en compte une réalité : certains débiteurs sont insolvables... Le Livre III du Code de la consommation est entièrement consacré à l’endettement résultant du crédit. Il a fallu organiser le traitement des situations de surendettement (Article L. 330-1 du Code de la consommation). Il a été créé des commissions du surendettement des particuliers (Articles L. 331-1 à L. 331-12 du Code de la consommation). Les mesures imposées ou recommandées par cette commission étaient contrôlées jusqu’en 2016 par le juge de l’exécution du Tribunal de grande instance (Tribunal judiciaire à compter du 1 janvier 2020), par le juge du Tribunal d’instance (Tribunal de proximité au 1 janvier 2020) ensuite (Support Cours J. Laingui : Tribunal de grande instance de Versailles, Juge de l’exécution, 30 octobre 2008, ct0124, n° de R.G.: 07/08685 ; Cour de cassation, 2e Chambre civile, 15 janvier 2009, n° 07-20067).
Ces interventions du législateur sur le terrain contractuel, pour secourir les particuliers surendettés - inspirées par l’idée d’une égalité concrète et non formelle dans l’échange – ne sont pas réservées au secteur du crédit et de la consommation. Le contenu du contrat de travail n’est plus heureusement – depuis le siècle dernier – abandonné aux parties contractantes (employeur et salarié) qui définiraient librement les conditions de l’échange. Le contrat de travail a quelque chose de bien spécifique : le salarié fournit un travail, sa force de travail, en contrepartie d’une rémunération (obligation de l’employeur). Le contrat repose aussi – et c’est un élément essentiel à la formation du contrat - sur l’existence d’un lien juridique de subordination entre le salarié et l’employeur. L’échange ne porte pas sur une « chose », mais sur la force de travail du salarié : l’expression « louer ses bras » avait le mérite de la clarté, mais elle n’a jamais concerné tous les salariés, particulièrement aujourd’hui. Il y a le travail manuel, il y a le travail intellectuel.
On sait que dans la vulgate marxiste, le mystère de la production capitaliste s’explique par le fait que lorsque le capitaliste vend un produit dont la valeur créée représente dix heures de travail, il n’en paierait que cinq au salarié. C’est la fameuse plus – value qui représente le « surtravail » fourni gratuitement par le salarié et volé par le capitaliste. Cela donne au travailleur salarié la mesure de son « exploitation ». Mais pour établir un véritable équilibre dans l’échange, le législateur est venu protéger le salarié en règlementant le temps de travail, les conditions de rupture du contrat, en instituant le salaire minimum interprofessionnel de croissance ou S.M.I.C. (le « juste salaire »). La règle du non paiement des jours de grève en Droit du travail est elle aussi conforme à l’équilibre de l’échange. Dans ce domaine du Droit du travail, la liberté contractuelle, l’autonomie de la volonté des contractants peuvent sembler en recul : le contrat conclu entre l’employeur et le salarié doit respecter une législation – réglementation d’ordre public absolu et impératif plus qu’abondante qui est rassemblée dans un épais Code du travail.
Le législateur interviendrait trop selon une partie de la doctrine attachée à la règle selon laquelle les conventions doivent être respectées (Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, précité, n° 293, Pacta sunt servanda, p. 618). S’il est juste de vouloir protéger le travailleur en cas de licenciement, il faut aussi veiller à ne pas décourager l’employeur d’embaucher, de signer des contrats de travail ; s’il est juste de vouloir protéger le locataire, il ne faut pas dissuader le propriétaire de louer son bien. Le réalisme oblige d’ailleurs à reconnaître qu’il vaut mieux être employeur que salarié quand la situation économique se caractérise par la pénurie des emplois ; qu’il vaut mieux être propriétaire qu’à la recherche d’un logement quand la demande de logement est forte et l’offre réduite. Ou le propriétaire loue son bien et le loyer est élevé car les candidats sont nombreux et l’offre locative faible ; ou il ne loue pas son bien et il participe à la hausse d’ensemble des loyers et à l’envolée des prix de l’immobilier à la vente (le bien vacant prend de la valeur). Dans ce domaine et dans bien d’autres, le législateur risque surtout de former des vœux pieux, tant l’idéal d’une justice commutative semble difficile à atteindre…
L’article 1 de la loi du 6 juillet 1989 relative aux baux d’habitation est pourtant plein d’espoir : « Les droits et obligations réciproques des bailleurs et des locataires doivent être équilibrés dans leurs relations individuelles, comme dans leurs relations collectives ». Une loi du 14 novembre 1996 relative à la mise en œuvre du pacte de relance de la ville a institué « un supplément de loyer » dit de solidarité à payer par les familles dépassant le plafond de ressources donnant droit à un logement social. Le contrat est rééquilibré en faveur du bailleur social… et de la mixité sociale. La question du « juste loyer » dans le contrat de bail n’est pas nouvelle. Le bailleur doit obligatoirement offrir au locataire un logement « décent » dont les caractéristiques sont déterminées par décret (Décret 2002-120 du 30 Janvier 2002 relatif aux caractéristiques du logement décent pris pour l’application de l’article 187 de la loi n°2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains). Cette obligation légale est sanctionnée judiciairement (Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 5 : Cour de cassation, 3e Chambre civile, 15 décembre 2004, Commune d’Amiens et autre c/ Mme Monique X., épouse Y.). La loi n° 2007 – 290 du 5 mars 2007 a prétendu créer un droit concret au logement garanti par l’Etat au profit de catégories définies de demandeurs. Ce droit s’exerce par recours amiable devant une commission de médiation départementale. Il peut déboucher sur un recours contentieux devant le juge administratif s’il n’est pas satisfait la demande de logement ou relogement
présentée par la commission (Articles L. 300-1, L. 441-2-3 et L.441-2-3-1 du Code de la construction et de l’habitation). A l’usage, l’efficacité de ce dispositif généreux (et surtout stupidement démagogique) - qui ne concerne pas les bailleurs du secteur privé – s’est révélée douteuse, mais il relève de la pure justice sociale ou distributive.
Une réforme du Code civil était attendue qui permettrait d’accorder au juge le pouvoir de rétablir l’équilibre économique du contrat lorsqu’il est rompu, pour maintenir l’égalitéentre les cocontractants. C’était franchir un pas considérable puisque depuis un célèbre arrêt de 1876 la Cour de cassation interdisait à la juridiction du fond de rééquilibrer le contrat, de toucher à la loi des parties en le modifiant, même s’il en résultait une injustice : juge du contrat devait continuer à appliquer, en 1876, une clause remontant au XVIe siècle qui fixait une redevance à 15 centimes pour arroser des parcelles de 190 ares (Support Cours J. Laingui : Cour de cassation, Chambre civile, 6 mars 1876,De Gallifet c/ commune de Pélissanne, S. 1876, I, p. 161, D.P. 1876, I, p. 1, note Giboulot, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, n° 94). L’érosion monétaire avait rendu dérisoire cette redevance et bouleversé l’économie du contrat. Le débiteur restait tenu d’acquitter son obligation contractuelle, même si elle conduisait à sa ruine, ce qui peut sembler injuste. Le juge refusait de tenir compte du fait que le bouleversement du contrat était la conséquence d’un évènement étranger à la volonté des parties et imprévisible au moment de la conclusion du contrat. Encore que l’on pourrait reprocher à Adam de Craponne son imprudence car il aurait dû connaître les effets dévastateurs dans le temps sur les conventions de la dépréciation monétaire (Jean Carbonnier, Préface à Influence de la dépréciation monétaire sur la vie juridique privée, in Ecrits, précité, p. 445-450). Sujet du Roi de France, il aurait dû garder le souvenir de Philippe IV le Bel, Souverain faux monnayeur. L’appel à la théorie de l’imprévision n’était peut être pas indispensable et les héritiers lointains d’Adam de Craponne avaient accepté l’héritage en connaissance de cause.
L’ordonnance n° 2016-131 du 10 janvier 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations fait entrer dans notre Code civil la théorie de l’imprévision utilisée par le Conseil d’Etat en matière de contrats administratifs. La mise en œuvre (exceptionnelle) de la théorie en droit des contrats administratifs est justifiée par la continuité du service public qui serait menacée par la ruine du concessionnaire : d’où le partage entre les cocontractants de la charge extracontractuelle décidé par le juge (Support
Cours J. Laingui : Conseil d’Etat statuant au contentieux, 7e et 5e sous – sections réunies, 14 juin 2000, Commune de Staffelfelden, n° 184722, R.F.D.A. n° 4, juillet et août 2000, p. 881). Solution provisoire avant une renégociation du contrat administratif où sa résiliation par le juge si les parties ne s’accordent pas. Le nouvel article 1195 du Code civil énonce désormais que «si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celleci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».
La théorie de l’imprévision peut – elle jouer pour régler certains contentieux contractuels nés de la période confinement ? C’est à voir et à suivre. L’imprévision ne peut servir à tout et, la crise des emprunts dits « toxiques » des collectivités territoriales (communes et départements) et leurs groupements montre que les conventions légalement conclues tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, même si l’une des parties fait preuve d’imprudences : il s’agit de contrats (très) complexes dont le taux d’intérêt était fondé et calculé sur la parité de l’euro et du franc suisse. Opération financière ruineuse in fine, mais la Cour de cassation a jugé que les collectivités territoriales étaient des emprunteurs avertis, même si un établissement de crédit a une obligation d’information à remplir (Xavier Cabannes, Collectivités territoriales et emprunts toxiques : le chemin est long, R.F.D.A. n° 2, mars et avril 2019, p. 254-259). Le législateur doit se montrer prudent car il doit éviter de remettre en cause l’intangibilité, l’immutabilité du contrat, sinon il risque de détruire la confiance et la sécurité si nécessaires dans les rapports contractuels (Jean – Louis Gazzaniga, Introduction historique au droit des obligations, P.U.F., coll. Droit fondamental). Il y a un juste équilibre à trouver et la tache du législateur n’est pas simple. Il y a une menace, dénoncée par un grand juriste il y a quelques décennies (le Doyen Ripert) : « A quoi bon contracter lorsqu’on sait que les engagements pris n’engagent pas ? Organisation et socialisation du contrat, oui ; désorganisation et anarchie contractuelle, non » (opinion citée par Henri Roland et Laurent Boyer, précité, p. 620). C’est la question que nous retrouverons de l’application des lois nouvelles aux contrats en cours d’exécution.
CHAPITRE 2 DROIT OBJECTIF ET DROITS SUBJECTIFS
Cette distinction est classique (Section 1) et nous conduira à en exposer une seconde, non moins classique, celle qui oppose les actes juridiques aux faits juridiques qui sont des sources des droits subjectifs (Section 2).
SECTION 1 UNE DISTINCTION CLASSIQUE
Le mot Droit comporte deux définitions distinctes. Dans une première acception, il vise un ensemble de règles destinées à organiser la vie en société et ayant vocation à s’appliquer à tout ou partie du corps social considéré abstraitement, sans désigner personne en particulier. Cet ensemble de règles constitue ce que les juristes appellent le Droit objectif. Ce Droit est connu par ceux qu’il concerne, nul ne peut l’ignorer, car il est objectivement posé par une autorité dont la volonté s’impose à tous car elle est réputée légitime : autorité étatique le plus souvent, inter – étatique ou supra – étatique possiblement. Le Droit objectif se confond avec que nous nommons le Droit public interne et le Droit public externe : la règle de Droit objectif est produite par un organe de l’Etat qui a reçu de la Constitution compétence pour l’édicter. « Le Parlement vote la loi » (Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958) ; « Le Premier ministre (…) assure l’exécution des lois (…). [I]l exerce le pouvoir règlementaire » (Article 21 de la Constitution), sous réserve des prérogatives du Président de la République
« qui signe les décrets délibérés en Conseil des ministres et les ordonnances » (Article 13 de la Constitution). « Le Président de la République négocie et ratifie les Traités » (Article 52 de la Constitution). Les sources du Droit objectif sont présentées dans le Titre 2 du cours. Rousseau décrit très bien le caractère objectif de la loi (au sens de l’actuel article 34 de la Constitution) : « Quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière » (J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre II, Chapitre VI De la loi). La règle est énoncée sans que soit envisagée sa mise en œuvre concrète. C’est vrai pour les règles inscrites dans la Constitution, comme pour celles du Code civil et de tout autre Code. C’est le cas du célèbre article 1382 – article 1240 nouveau du Code civil - qui pose de manière générale et impersonnelle le principe de la responsabilité du fait personnel : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Il faut un juge pour mettre en œuvre la règle, pour passer de l’hypothèse abstraite énoncée par la règle à la situation concrète que le juge doit régler par sa décision. Le juge se prononcera sur l’existence du dommage, sur le lien de causalité entre la faute et le dommage, sur l’existence du droit à réparation ou de créance, sur son montant. Il dira qui est l’auteur du dommage.
Le Droit, science sociale, a vocation à régir des situations concrètes, celles qui sont vécues par les sujets de droit. La règle de Droit objectif intervient pour reconnaître et garantir l’exercice de leurs droits par les personnes humaines ou morales. C’est ce qu’énonce l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, [ni la séparation des pouvoirs déterminée], n’a point de Constitution ». La règle de Droit objectif va se concrétiser dans le chef des sujets particuliers à qui elle reconnaît ou rappelle les droits dont elle garantit l’exercice. Les juridictions étatiques sont instituées pour garantir l’effectivité des droits. Il y a donc, non pas opposition mais complémentarité entre Droit objectif et droits subjectifs. L’article 1240 (ex 1382) du Code civil affirme ainsi objectivement (et abstraitement) le droit de toute victime d’un fait dommageable quelconque d’en réclamer réparation à celui par la faute duquel il est arrivé. La victime est titulaire d’un droit de créance sur l’auteur du dommage qui est débiteur d’une obligation (la dette consiste dans l’obligation de réparer le dommage). Obligation renvoie au latin ligare qui signifie lier, attacher : on se « libère » d’ailleurs d’une obligation juridique. Tout rapport de droit est un complexe de droits et d’obligations : le droit de propriété de l’un suppose l’obligation de respecter la propriété d’autrui pour l’autre.
Les droits subjectifs sont divisés en droits patrimoniaux et droits extrapatrimoniaux ou de la personnalité (terme que nous utilisons par la suite). Vous étudierez ces droits de la personnalité plus particulièrement dans le cours de Droit civil : les personnes et la preuve qui suit cette Introduction au Droit, au Semestre 2. Cette distinction est présente de manière diffuse dans le Code civil dont le Livre Ier intitulé Des personnes traite dans son Titre 1er « Des droits civils » (Articles 7 à 15) qui sont pour l’essentiel des droits extra patrimoniaux, alors que le Code civil est très axé sur les droits patrimoniaux : Livre II - Des biens et des différentes modifications de la propriété ; Livre III : Des différentes manières dont on acquiert la propriété ; Livre IV : Des sûretés… l’article 7 distingue droits civils et droits politiques : « L'exercice des droits civils est indépendant de l'exercice des droits politiques, lesquels s'acquièrent et se conservent conformément aux lois constitutionnelles et électorales ». Ces droits dits politiques – ce sont les droits civiques : droit de vote et droit éligibilité - sont cependant des droits de la personnalité. Ils ne sont pas susceptibles d’une évaluation en monnaie, ils ne sont pas dans le commerce juridique : ils ne peuvent faire l’objet d’un échange à titre onéreux ou même gratuit. Ils sont et restent exclusivement attachés à la personne de leur titulaire, citoyen français, qui ne peut les aliéner par un acte de volonté libre. Les droits de vote et d’éligibilité ne sont pas exercés – loin de là – qu’en « politique ». Ce qui vient d’être dit vaut aussi pour les élections intervenant dans les organismes privés ou publics afin d’en composer les instances délibérantes et gouvernantes : élections professionnelles qui permettent aux grandes Centrales syndicales d’être représentatives des salariés au niveau national, de constituer les Conseils sociaux et économiques des entreprises, les Conseils d’entreprise, sans oublier les Conseils d’administration, les Conseils de surveillance, les bureaux, des sociétés quelle qu’en soit la forme juridique, des associations, des ordres professionnels. Les organes délibérants adoptent des décisions par des votes et l’exercice du droit de vote par leurs membres est l’exercice d’un droit de la personnalité.
C’est le rattachement exclusif à la personne qui fonde l’unité des droits de la personnalité car, pour le reste, ils constituent un catalogue hétéroclite et assez imprécis, ce qui rend tout classement « scientifique » matériellement difficile. La confusion est d’autant plus grande que le législateur étatique et inter – étatique contemporain a la manie lassante des « Déclarations », « Préambule », « Chartes », « Conventions », « Pactes » proclamant avec emphase des droits subjectifs, plus ou moins originaux, sous la dénomination de droits fondamentaux et libertés fondamentales - souvent identiques, répétitifs, même si la formulation peut varier d’un texte à un autre. Cela permet d’opérer un classement formel de ces droits prenant en compte leur autorité juridique en Droit français : autorité constitutionnelle lorsque le droit reçoit l’onction du Conseil constitutionnel ; autorité supra - législative lorsque le droit est affirmé par un Traité ou un accord international, consacré par la Cour européenne de sauvegarde des droits l’homme ou la Cour de justice de l’Union européenne ; autorité législative quand le champ d’application, le régime du droit, ses « bornes », sont établis par l’Etat législatif - parlementaire.
Les titulaires des droits subjectifs peuvent les faire valoir contre autrui et contre l’Etat qui est sommé d’en garantir l’effectivité, d’en faire profiter les sujets de droit et de les respecter lui - même. En réalité, ce sont les Etats les auteurs ou les coauteurs des textes déclaratoires qui s’engagent à respecter les droits ainsi énoncés. Cette multiplication de textes déclaratoires et déclamatoires montre la prégnance universelle de la pensée juridique et économique libérale centrée sur l’individu, faisant de l’homme un Dieu pour l’homme, selon l’excellente formule de Hobbes. A contrario, la longue période de confinement contraint que nous avons connue à l’occasion d’une récente pandémie (2020) montre que les hommes sont prêts à renoncer, sans beaucoup protester, à tous ces fameux droits et libertés si l’Etat Léviathan, incapable de prendre la moindre décision efficace et de bon sens, parvient à les convaincre par la peur que rester cloîtré chez soi est gage de bonne santé. On peut faire une lecture hobbesienne de l’Etat d’urgence sanitaire qui a temporairement mis à bas l’Etat des droits subjectifs…
Les auteurs français de la Déclaration du 26 août 1789 ont été des précurseurs souvent imités (et donc jalousés), jamais égalés… L’Etat de Droit libéral a pour finalité l’épanouissement de l’individu humain, c’est l’Eden des droits de l’homme dénoncé de manière acerbe par Marx : « Aucun des droits de l’homme ne va au – delà de l’homme égoïste, de l’homme tel qu’il est comme membre de la société civile, c’est à dire comme individu replié sur lui – même, sur son intérêt privé et son bon plaisir, et séparé de la chose publique. Bien loin que l’homme soit englobé dans celle – ci comme être appartenant à une espèce, c’est au contraire la vie de l’espèce, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, comme une restriction apportée à leur autonomie originelle. Le seul lien qui les rassemble est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste » (Karl Marx, Sur la question juive, La fabrique éditions, Présentation et commentaire de Daniel Bensaïd, p. 57-58). Mais c’est la définition même du droit dit de sûreté donnée par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, tombée dans les poubelles de l’histoire politique et juridique, comme la Constitution républicaine du 24 juin 1793 dont elle était le Préambule : « La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés ».
Ce qui pose la question de l’effectivité de ces droits proclamés, donc de l’autorité juridique à leur reconnaître : le droit de sûreté sera peu respecté en 1793 (v. votre cours d’Histoire de la République). Les bienfaits attendus de la Déclaration de 1789 se sont faits attendre dans les colonies françaises des Antilles (et à La Réunion) où l’esclavage a perduré jusqu’en 1848. Elle n’a acquis une autorité juridique certaine – effective – qu’en 1971 quand le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle du Préambule de la
Constitution du 4 octobre 1958 (Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 9 : Conseil constitutionnel, 16 juillet 1971, Décision n° 71-44 D.C., Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association). Mais la Déclaration de 1789 était d’abord un manifeste
politique. Pour que la garantie juridictionnelle des droits ainsi déclarés soit effective, il faut que le justiciable qui se prétend titulaire d’un droit puisse les invoquer, c’est à dire que le texte qui en est le support ait une autorité juridique certaine : question qui s’est posée particulièrement pour les droits reconnus par les Traités et accords internationaux dont l’autorité juridique a été discutée et qui n’ont pas tous la même autorité juridique en Droit
français (v. Titre 2 : Les sources du Droit objectif, Chapitre 2 Les Traités et accords internationaux et Support Cours J. Laingui : Conseil d’Etat, Section du contentieux, 1 mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France, n° 62814 ; Cour de cassation, Chambre mixte, 24 mai 1975, Administration des douanes c/ Société des cafés Jacques Vabre et S.A.R.L. Jean Weigel, n° 73-13556 ; Conseil d’Etat, Assemblée du contentieux, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243).
Ce qui complique toute tentative de classement rationnel de ces droits, c’est que certains ne peuvent être rattachés par leur nature qu’à une personne physique – ce sont des droits « de l’homme » ou des droits « humains » comme l’on dit actuellement (pour ne pas blesser les femmes qui ne sont pas des hommes, mais qui sont humaines) :
- droit à la vie (Article 16 du Code civil, Article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Article 6 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 7 : Conseil constitutionnel, 15 janvier 1975, Décision n° 74-54 D.C., Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse). Mais il faut être né vivant et viable pour en être titulaire (Fiche Méthodologie disciplinaire n° 4 :Cour de cassation, Chambre criminelle, 30 juin 1999, n° 97-82.351, J.C.P. 2000, II, n° 10 231 et Cour de cassation, Assemblée plénière, 29 juin 2001, n° 99.85973) ;
- droit au respect de la vie privée et familiale (Article 9 du Code civil, Article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, v. jurisprudences citées dans la suite du cours). La Cour européenne des droits de l’homme a développé une vision très large de ce droit qui « ne se prête pas à une définition exhaustive. Des éléments tels que le sexe, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle sont des composantes importantes du domaine personnel protégé par l’article 8 » de la Convention du 4 novembre 1950. Cela concerne et protège par exemple les contrats liés à l’occasion de rapports sexuels de type sado – masochiste dans lesquels la justice étatique ne doit pas intervenir sauf s’il apparaît que les rapports ne sont pas ou plus consentis… il y a alors matière à application du
Droit pénal (Support Cours J. Laingui : Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme, 17 février 2005, K.A. ET A.D. c/ Belgique, Requêtes no 42758/98 et n° 45558/99). C’est une très libre transposition, assez déviante en réalité, des idées de Kant sur la communauté sexuelle (commercium sexuale) qui « est l’usage réciproque qu’un homme peut faire des organes et des facultés sexuels d’une autre personne (usus membrorum et facultatum sexualium altérium ») (Emmanuel Kant, Doctrine du Droit, précité, § 24). Kant aurait réprouvé avec indignation une telle décision, encourageant un de ces vices contraires à la nature (crimina carnis contra naturam) qu’il condamnait fermement comme des « injures envers l’humanité en notre personne » ! Si sa conception du mariage, comme contrat assurant « la liaison de deux personnes de sexe différent, qui veulent, pour toute leur vie, la possession réciproque de leurs facultés sexuelles », est originale en son temps, elle n’annonce en rien tous les progrès prodigieux en matière d’orientation sexuelle et de Droit conjugal auxquels nous avons pu assister ces dernières années et auxquels nous assisterons certainement dans les années qui viennent.
- droit au respect de la dignité humaine (Article 16 du Code civil, Article 1 de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne, Article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques). Quand le juge fait appel à ce droit au respect de la dignité humaine, c’est qu’il veut imposer sa décision sans discussion possible. C’est l’argument « massue », la motivation « d’autorité » destinée à faire taire la critique (Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 3 : Cour de cassation, 1re Chambre civile, 9 octobre 2001, n° 00-14564). On ne peut aller contre la décision du juge puisqu’elle est fondée sur la dignité humaine (Support Cours J. Laingui : Conseil d’Etat, Assemblée du contentieux,
27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n° 136727(interdiction par arrêté municipal de lancer des nains), Conseil d’État, Juge des référés, 9 janvier 2014, M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374508 (interdiction momentanée faite à Dieudonné de se produire en spectacle)). C’est aussi la sécularisation d’un concept théologique chrétien : Dieu a fondé la dignité de la nature humaine et a envoyé le Christ, nouvel Adam, pour restaurer cette dignité humaine souillée par le pêché des hommes… Le législateur et le juge font aussi bien, ils sont des dieux pour l’homme qui est un dieu pour l’homme.
- droit au respect du corps humain ou à l’intégrité du corps humain ou à l’inviolabilité du corps humain (Article 16-3 du Code civil, Article 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Support Cours J. Laingui : Cour de cassation, 1re Chambre civile, 16 septembre 2010, La société Encore Events c/ L’association Ensemble contre la peine de mort et autres, n° 09-67.456). Le Droit pénal, même le plus archaïque, n’a jamais eu une autre finalité : condamner tout auteur d’une atteinte volontaire ou involontaire à l’intégrité du corps humain. Le droit à réparation de la victime – sur le plan civil - des dommages ou préjudices corporels subis n’est pas non plus une nouveauté (Jean Carbonnier, Les dommages résultants des accidents corporels en Droit français (1964), in Ecrits, précité, p. 538-551 : l’état des lieux dressé en 1964 par Carbonnier est bien sûr à comparer avec ce qui se fait aujourd’hui en 2020-2021 et ne concerne que les dommages corporels causés par les « accidents »).
- droit de pas être discriminé en raison de ses caractéristiques génétiques ou pour tout autre motif jugé contraire au Droit… objectif (Article 16-13 du Code civil, Article L. 1132-1 du Code du travail, Article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales, Article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Ce droit est nouveau car lié aux progrès des sciences, mais les examens prénataux conduisent forcément un nombre certain de femmes à exercer leur droit à l’avortement plutôt que de donner naissance à un enfant trisomique ou handicapé et la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse (Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 2 : Cour de cassation, 1re Chambre civile, 26 mars 1996, Perruche, n° 94-11791 et n° 94-14158 ; Conseil d’Etat statuant au contentieux, Section, 14 février 1997, C.H.R. de Nice c/ Epoux Quarez, n° 133238, R.F.D.A. 1997, p. 374, conclusions Valérie Pécresse ; A.J.D.A. 1997, p. 430 ; Cour de cassation, Assemblée Plénière, 17 novembre 2000, Perruche et Fiche T.D. d’Introduction au Droit n° 6). On peut donc opérer des discriminations génétiques avant la naissance. Deux lois nationales socialistes du 14 juillet 1933 et du 26 juin 1935 prescrivaient la stérilisation des personnes considérées comme génétiquement malades, puis l’avortement pour motif eugénique. Nos lois contemporaines sont plus humanistes : la stérilisation forcée est prohibée, mais elle peut être proposée et le corps médical a juridiquement l’obligation de proposer l’avortement en cas de risque de donner naissance à un handicapé.
- Une personne physique a droit à un état civil, à une identité, autrement dit à une filiation : l’article 16-11 du Code civil permet de rechercher l’identification d’une personne par ses empreintes génétiques dans le cadre de mesures d'enquête ou d'instruction diligentées lors d'une procédure, pour établir l’identité de personnes décédées, lorsqu'elle est inconnue. L’identification ne peut être recherchée qu'en exécution d'une mesure d'instruction ordonnée par le juge saisi d'une action tendant soit à l'établissement ou la contestation d'un lien de filiation, soit à l'obtention ou la suppression de subsides. Le consentement de l'intéressé doit être préalablement et expressément recueilli… mais le juge tirera les conséquences d’un refus de se prêter à l’examen. Sauf accord exprès de la personne manifesté de son vivant, aucune identification par empreintes génétiques ne peut être réalisée après la mort. Le lien de filiation s’il est établi permet de devenir titulaire du droit à des subsides de nature patrimoniale ou titulaire du droit à la nationalité française de nature extra patrimoniale (Article 18 du Code civil :
« Est français l’enfant dont l’un des parents au moins est français). Le Droit de la famille - une branche du Droit civil - est un complexe de droits extra patrimoniaux et patrimoniaux : le droit d’autorité parentale est de nature extra patrimoniale ; le droit des parents ou des enfants à des subsides (obligation alimentaire des uns envers les autres) est de nature patrimoniale ; le droit de se marier est extra patrimonial ; le droit d’héritage est patrimonial, etc.
D’autres droits de la personnalité ont pour titulaires indifféremment des personnes physiques et des personnes morales : droit à l’inviolabilité du domicile, droit d’établissement, droit au secret de la correspondance et droit au secret professionnel (Support Cours J. Laingui : Cour de cassation, Chambre sociale, 5 mars 2008, n° 06-18907 et Cour de cassation, Chambre sociale, 6 mars 2012, n° 10-24367). On peut décliner ces droits à l’infini, en gardant à l’esprit qu’il faut les concilier les uns avec les autres puisque le droit des uns s’arrête où commence celui des autres : le droit d’expression ou de communication doit être concilié avec le droit le droit à l’honneur, car il ne s’agit pas d’une autorisation d’injurier ou diffamer autrui, son employeur par exemple (Support Cours J. Laingui : Cour de cassation, Chambre sociale, 6 mars 2012, n° 10-27256). Le droit à la liberté d’expression ou de communication n’emporte pas le droit de se promener intégralement nu dans l’espace public, hiver comme été, naturisme intégral, par philosophie de vie (le retour au jardin d’Eden et à l’innocence édenique) ! Une telle conduite – dira comme à regret la Cour européenne des droits de l’homme – est « contraire aux bonnes moeurs qui ont cours dans toute société démocratique moderne » (Support Cours J. Laingui : Cour européenne des droits de l’homme, 28 octobre 2014, Gough c/ Royaume uni de Grande Bretagne). Et même dans les sociétés non démocratiques ! La « civilisation », la coutume, c’est le vêtement, c’est le costume. Le Conseil d’Etat – pour se singulariser – a cependant consacré – non pas la liberté de se vêtir ou se dévêtir à sa guise – mais le droit de « marcher les pieds nus » dans l’espace public, sauf restriction justifiée par l’affectation des lieux et des risques de trouble à l’ordre public (Fiche de Méthodologie disciplinaire n° 7 : Conseil d’Etat, 10e et 9e Chambres réunies, 3 octobre 2018, n° 414535). Ce droit fondamental nouveau de circuler les pieds nus ne vaut que pour les personnes physiques… Notons que le Conseil constitutionnel fait de la liberté d’aller et venir (habillée peut – on supposer) une composante de la liberté personnelle qu’il rattache – le juge constitutionnel a besoin de textes pour exercer son contrôle de la loi – aux articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 (Conseil d’Etat, Section du contentieux, 11 décembre 2015, C. Demenjoud, n° 395009 et Conseil constitutionnel, 22 décembre 2015, n° 2015-527 Q.P.C. ; Note Agnès Roblot – Troizier, R.F.D.A. n°1, janvier et février 2016, p. 123-137). « Avec des si, on mettrait Paris en bouteille », on ne peut malheureusement ranger à titre de « composantes », tous les droits de la personnalité dans ce droit à la liberté personnelle, alors que tous les droits évaluables en monnaie entrent tous dans le patrimoine de leur titulaire. Le Conseil constitutionnel, dans sa Décision n° 2015-527 Q.P.C., juge que la liberté individuelle protégée par l’article 66 de la Constitution n’est pas une composante de la liberté personnelle : l’individu privé de la liberté individuelle est protégé par l’autorité judiciaire qui en est constitutionnellement gardienne, ce qui concerne aussi les personnes internées d’office à la demande d’un tiers (Support Cours J.
Laingui : Conseil constitutionnel, Décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Mme Danielle S. et Fiche de Méthodologie disciplinaire n° 2 Cour de cassation, 1re Chambre civile, 6 mars 2019, n° 18-10631).
Le droit à la présomption d’innocence vaut pour les personnes physiques et morales qui peuvent être poursuivies pénalement. Ce droit est affirmé par l’article 9-1 du Code civil : « Lorsqu'une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l'insertion d'une rectification ou la diffusion d'un communiqué, aux fins de faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte », mais il l’était déjà par l’article 7 de la Déclaration de 1789 (Jean Pradel, La présomption d’innocence : un colosse aux pieds d’argile ? Droit de la France et droits d’ailleurs, Mélanges en l’honneur du Professeur Jacques – Henri Robert, précité, p. 605). L’atteinte dommageable au droit à la présomption d’innocence résulte d’un abus du droit à la liberté d’expression et ouvre droit à réparation, mais le droit à la présomption d’innocence lui – même est extra – patrimonial, comme le droit à la liberté d’expression. Il en ira de même pour toute atteinte au droit à l’honneur ou au droit à l’image d’une personne physique ou morale qui ouvre également droit à réparation. Ce qui présuppose un droit d’accès à un Tribunal indépendant et impartial et un droit au recours des personnes physiques ou morales (Article 6 et
Article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’hommes et des libertés fondamentales, Article 16 de la Déclaration de 1789 ; Support Cours J. Laingui : Conseil constitutionnel, Décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Mme Danielle S. et Fiche Méthodologie disciplinaire n° 2 Cour de cassation, 1re Chambre civile, 6 mars 2019, n° 18-10631). Un droit de nature patrimoniale puisque, si l’auteur d’un recours décède avant son examen par un juge, l’action passe de son patrimoine à celui de ceux qui ont accepté la succession.
Les droits patrimoniaux seront étudiés en Droit des biens et Droit des affaires (Licence 2e année). Ils intéressent également le Droit civil des contrats et obligations (Licence 2e année), alors que les droits extra patrimoniaux n’offrent pas de prise au contrat : « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial » (Article 16-1 du Code civil). Ce dont il découle que : « Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles » (Article 16-5 du Code civil) ; « Aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d'éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci » (Article 16-6 du Code civil) et que – pour le moment, mais cela peut changer – « Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle » (Article 16-7 du Code civil).
Les droits patrimoniaux sont monétisables, évaluables en monnaie, ils ont une valeur économique et marchande, une valeur d’échange : ils circulent, passent d’un patrimoine à un autre. Le patrimoine est l’expression pécuniaire ou économique de la personnalité juridique, ce que traduisent parfaitement les expressions populaires : « avoir un beau patrimoine » ou « être à la tête d’un beau patrimoine ». Notre compte en banque et les mouvements qui y sont enregistrés offrent une image concrète – quoique partielle - de notre patrimoine mobilier et même immobilier. Toutes les transactions et dépenses nécessitant la mobilisation de nos ressources monétaires sont enregistrées. Bien sûr, les revenus occultes, « l’argent au black », les cadeaux que l’on peut recevoir en espèces, n’apparaissent pas. C’est d’ailleurs la seule justification que l’on puisse trouver au maintien des espèces monétaires : il permet à certaines catégories de personnes d’échapper aux regards du banquier qui sait tout sur vous et des services fiscaux de l’Etat qui sont informés de tout par le banquier… Le paiement en espèces garantit l’anonymat des personnes et des transactions. La participation licite plus ou moins active de tout un chacun aux rapports économiques de production se traduit par des mouvements bancaires qui affectent le patrimoine.
La conception théorique française du patrimoine, bien abstraite, du patrimoine est l’œuvre de la doctrine universitaire (Aubry et Rau : deux professeurs de la Faculté de droit de Strasbourg sous le Second Empire). Le patrimoine du juriste, c’est aussi Le Capital de l’économiste engagé Karl Marx. Le Code civil de 1804 ne consacrait ni Livre, ni Titre, ni Chapitre, ni Section, au patrimoine, mais la « théorie » doctrinale du patrimoine se rattachait à deux articles du Code : l’article 2092 abrogé (mais dont les dispositions sont reprises par l’actuel article 2284) disposant que « Quiconque s’est obligé personnellement est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens » et l’article 2093 abrogé (mais dont les dispositions sont reprises par l’actuel article 2285) affirmant que « Les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers ». La masse des biens présents et futurs de la personne vient garantir la masse de ses dettes.
Dans la conception classique du patrimoine, toute personne avait un patrimoine et un seul… même s’il n’est constitué que de dettes. Toute personne dispose d’un « capital », toute personne est économiquement un « capitaliste ». Si les Français sont ont également pourvus de droits de la personnalité, ils ne sont pas également pourvus en droits patrimoniaux, même s’ils ont tous un patrimoine. L’individu, personne physique, s’il est pauvre ne disposera que de sa force de travail (de son « industrie »), donc virtuellement des fruits de son travail et de son épargne : droit de travailler pour un employeur privé (en tant que salarié) ou pour un employeur public (en tant que fonctionnaire, agent contractuel de Droit public ou agent contractuel de Droit privé = droit d’admissibilité aux emplois publics visé par l’article 6 de la Déclaration de 1789), droit aussi de travailler à son compte (droit d’entreprendre du travailleur indépendant), droit d’exercer une profession. Le salarié ou le fonctionnaire est une personne, mais il est aussi une « ressource humaine » à la disposition d’un autre, l’employeur. Le fait que dans les entreprises privées ou publiques, les « directions du personnel » soient devenues, par le miracle du discours managérial, des « directions des ressources humaines » devrait inquiéter, mais ça n’a suscité aucune réaction. Il y a un lien entre travail et patrimoine pour les juristes et Marx, économiste dans Le Capital, fait le lien entre « Achat et vente de la force de travail » et la transformation de l’argent en capital : elle exige « que le possesseur d’argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement, le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; secondement, il doit n’avoir pas d’autre marchandise à vendre, être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse » (Karl Marx, Le Capital, précité, Livre premier Développement de la production capitaliste, Deuxième section La transformation de l’argent en capital, Chapitre VI Achat et vente de la force de travail, p. 262-274, opinion citée p. 265).
L’Etat législatif – parlementaire français a établi tardivement ce lien du travail et patrimoine. La loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 (complétée par la loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010) crée l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (E.I.R.L.) qui peut « affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création de personne morale » (Article L. 526-6 du Code de commerce). Il « détermine les revenus qu’il verse dans son patrimoine non affecté » (Article L. 526-18 du Code de commerce). Le mot patrimoine (sinon la notion), longtemps ignoré par le Code civil est ainsi consacré par le Code de commerce : une personne peut avoir en plus de son patrimoine personnel ou propre, un ou plusieurs patrimoines dits « d’affectation ». L’intérêt de l’opération pour l’entrepreneur individuel est que seuls les biens affectés par lui à son activité professionnelle sont saisissables par les créanciers de son entreprise.
Mais, avant même la création de l’E.I.R.L., le législateur avait introduit la notion de patrimoine d’affectation dans le Code civil même, via la loi n° 2007-211 du 19 février 2007 « instituant la fiducie [du latin fiducia = confiance] » qui est : « l'opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d'un ou plusieurs bénéficiaires » à qui ils seront rétrocédés au terme du transfert dont la durée ne peut excéder quatre – vingt – dix – neuf ans à compter de la signature du contrat (Livre III : Des différentes manières dont on acquiert la propriété, Titre XIV : De la fiducie, articles 2011 et 2018 du Code civil) . La fiducie est établie par la loi ou par contrat (Article 2012 du Code civil). Les biens, droits et sûretés transférés « forment un patrimoine d’affectation » (Article 12 de la loi n° 2007-211 du 19 février 2007). Il est évident que le « constituant » est possesseur d’un beau patrimoine puisqu’il peut envisager sa scission ; rien à voir avec le travailleur salarié de Karl Marx, libre car « complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse », a fortiori dépourvu de biens, droits et sûretés à transférer destinés pour former « un patrimoine d’affectation ».
Seuls peuvent avoir la qualité de fiduciaires les établissements de crédit mentionnés à l'article L. 511-1 du Code monétaire et financier, les institutions et services énumérés à l'article L. 518-1 du même Code, les entreprises d'investissement mentionnées à l'article L. 531-4 du même Code, les entreprises d'assurance régies par l'article L. 310-1 du Code des assurances et les membres de la profession d'avocat peuvent également avoir la qualité de fiduciaire (Article 2015 du Code civil). Le bénéficiaire peut être le constituant lui – même, le fiduciaire ou un ou des tiers (Article 2016 du Code civil). L’intérêt de l’opération réside naturellement dans le fait que le patrimoine fiduciaire ne peut être saisi que par les titulaires de créances nées de la conservation ou de la gestion de ce patrimoine… mais en cas d’insuffisance de l’actif, le patrimoine du constituant constitue le gage commun de ses créanciers, sauf stipulation contraire du contrat de fiducie mettant tout ou partie du passif à la charge du fiduciaire. Le contrat de fiducie peut également limiter l'obligation au passif fiduciaire au seul patrimoine fiduciaire, mais une telle clause n'est opposable qu'aux créanciers qui l'ont expressément acceptée (Article 2025 du Code civil). Le lien entre le patrimoine et la personne est donc conservé, mais les biens, droits et sûretés formant le patrimoine fiduciaire ne peuvent être saisis par les créanciers du constituant ou du fiduciaire d’où l’intérêt de l’opération (Article 2024 du Code civil).
Ces dispositions législatives mettent en évidence les deux grandes catégories de droits patrimoniaux que constituent les droits réels et le droit de créance qu’il faut évoquer à présent. Le droit de créance donne à son titulaire la liberté d’exiger du débiteur l’exécution d’une obligation. Le droit de créance met deux personnes face à face. Si A par un contrat de vente opère le transfert de la propriété d’un bien à B, A est dans l’obligation de donner le bien vendu à B et B de donner la somme convenue à A. Vendeur ou acheteur chacun doit exécuter une obligation contractuelle, mais ce qui est obligation pour l’un est droit pour l’autre. Un artisan s’engage à repeindre un appartement, à en refaire l’électricité, bref il s’engage à faire quelque chose, il est débiteur d’une prestation de service et l’autre partie en est le créancier parce qu’elle fait confiance au débiteur (créance vient du latin credere, faire confiance), mais le bénéficiaire des prestations de l’artisan est également débiteur d’une obligation envers l’artisan qui en est le créancier : il doit payer le prix convenu. Le créancier a un droit de gage général sur le patrimoine du débiteur. Ce rapport entre le créancier et son débiteur est un rapport de droit et d’obligations. Il est d’autant plus fréquent qu’il a pour source principale les contrats, ce que montre bien l’article 1101 du Code civil : « Le contrat est un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations » et des droits…
Ce droit est égal à celui des autres créanciers que le débiteur peut avoir… du moins s’ils sont tous créanciers chirographaires (qualificatif d’origine grecque indiquant que la personne n’a qu’un écrit de la main du débiteur reconnaissant sa dette). Si le patrimoine ne suffit pas à « éponger » la totalité des dettes, chacun aura droit à une partie de sa créance. Le créancier diligent peut se faire payer la totalité de la créance s’il fait vite, en se présentant avant les autres. La situation du créancier chirographaire devient mauvaise s’il entre en concurrence avec des créanciers munis d’un privilège ou d’une sûreté réelle, c'est-à-dire d’un droit réel accessoire comme l’hypothèque sur un immeuble et certains meubles (Article 2114 du Code civil) ou de gage sur un meuble (Article 2072 du Code civil). Ces sûretés réelles donnent aux créanciers qui en sont titulaires un droit de suite et un droit de préférence dont ne disposent pas les créanciers chirographaires. Le créancier hypothécaire ou gagiste pourra faire saisir le bien hypothéqué entre les mains d’un tiers acquéreur (Support Cours J. Laingui : Cour de cassation, Chambre des requêtes, 23 février 1891, précité). Parmi les créanciers privilégiés, on citera les salariés d’une entreprise mise en redressement judiciaire qui se voient garantir le paiement des six derniers mois de salaire et diverses indemnités dues en cas de rupture du contrat de travail (créances de salaires). Le droit de créance mettant en rapport un créancier et un débiteur, la remise de dette intervient – en principe – par une convention passée avec l’accord du débiteur. La cession de créance est également possible : c’est une convention par laquelle le créancier actuel cède son droit à un tiers appelé le cessionnaire, mais l’opération doit être signifiée par exploit d’huissier au débiteur ou acceptée par lui dans un acte authentique car le droit de créance met en rapport deux personnes.
Le droit constitutionnel de propriété définit abstraitement par l’article 544 du Code civil est le droit réel par excellence : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (Livre II, Titre II De la propriété ; Articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, Protocole additionnel n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme). Le propriétaire a la maîtrise de sa chose. Attention, cela ne signifie pas – contrairement à ce que soutenait un plaideur dans une affaire restée célèbre – qu’un propriétaire est « absolument libre, comme propriétaire, de faire sur son propre fonds, suivant ses besoins et même suivant sa fantaisie, toutes les constructions et installations qu’il lui plaît ». Le juge – dont l’analyse est - pourrait - on dire - quasi durkheimienne – lui rappelle que le droit de propriété n’est qu’une faculté accordée à l’homme vivant en société par l’Etat législatif et il est forcément limité dans l’usage qu’en peut faire son titulaire par des devoirs sociaux, comme en particulier celui de ne pas l’exercer dans un but autre que celui pour lequel il a été reconnu par le législateur, notamment en vue de causer un préjudice à autrui (Support Cours J. Laingui : Tribunal civil de Compiègne, 19 février 1913, Clément – Bayard c/ Coquerel ; Cour d’appel d’Amiens, 12 novembre 1913, Coquerel ; Cour de cassation, 1re Chambre civile, 3 août 1915, n° 00-02378). Sous cette réserve importante, le propriétaire a la liberté de se servir de la chose ou de ne pas s’en servir (« jus utendi » ou « usus ») : vivre dans son appartement ou le laisser vide (ce qui est mal vu en période de crise du logement). Le propriétaire a la liberté de percevoir ou de ne percevoir les fruits de son bien (« jus fruendi » ou « fructus ») : le propriétaire peut louer l’appartement, le prêter ou le laisser vide. Enfin, il a la liberté de disposer de la chose, de le céder, particulièrement en la vendant (« abutendi » ou « abusus ») : il peut aliéner, c’est à dire transférer la propriété à titre onéreux, mais il peut aussi la donner (transfert du droit à titre gratuit). Le propriétaire ne peut faire un usage du bien qui nuirait à des tiers, à des voisins ce qui pourrait constituer un trouble anormal du voisinage, le Maire peut prendre des mesures de police administrative contre le propriétaire d’un immeuble non entretenu « menaçant ruine ». Le propriétaire ne peut qu’exceptionnellement être contraint de céder son bien : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité » fixée par l’autorité judiciaire, gardienne du droit de propriété et qui seule peut en prononcer le transfert (Article 545 du Code civil, Article 17 de la Déclaration de 1789). Le transfert de propriété n’intervient qu’en contrepartie d’une indemnité qui représente la valeur du bien cédé. A titre de comparaison, nul ne peut céder volontairement ou être contraint de céder un droit de la personnalité, insusceptible par sa nature d’une « juste » évaluation monétaire.
Le droit de propriété peut être démembré en droits réels principaux que sont l’usufruit, l’usage et l’habitation (liberté d’user de la chose qui ne peut être ici qu’un immeuble), sans oublier les servitudes (Titre III De l’usufruit, de l’usage et de l’habitation ; Titre IV Des servitudes ou services fonciers). Le Code civil consacre un Chapitre et trois sections à l’usufruit qui donne droit – la dénomination le montre bien – d’utiliser la chose (« jus utendi ») et d’en retirer les fruits ou « jus fruendi » (Livre II, Titre III, Chapitre 1er De l’usufruit, Article 578 à 624). L’usufruit est un droit réel principal qui peut être démembré de la propriété par la volonté de la loi ou du propriétaire. L’usufruit confère à son titulaire jusqu’à sa mort ou jusqu’à l’arrivée du terme fixé par celui qui l’a constitué deux des attributs de la propriété : l’usus et le fructus. Quand le conjoint survivant est usufruitier, la nue – propriété va aux héritiers (Article 757 du Code civil). On peut conférer l’usus et le fructus d’une chose (meuble ou immeuble) à une personne par testament, donation, vente avec réserve d’usufruit. L’usufruit peut comprendre « des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, les grains, les liqueurs, l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité, soit leur valeur estimée à la date de la restitution » (Article 587 du Code civil). C’est un droit patrimonial qui peut porter sur des biens consomptibles et fongibles. L’usufruit peut aussi comprendre des choses qui, « sans se consommer de suite, se détériorent peu à peu à l’usage, comme le linge, des meubles meublants » et l’usufruitier n’a alors comme obligation que de les rendre à la fin de l’usufruit « dans l’état ou elles se trouvent » (Article 589 du Code civil). En principe, l’usufruitier peut jouir de la chose et des fruits qu’elle produit par lui – même, mais il peut aussi la donner à bail à un autre, voire vendre ou céder son droit à titre gratuit, mais il doit obtenir l’accord du nu propriétaire (le titulaire du droit de propriété qui conserve le « jus abutendi ») ou de la justice, s’il veut donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal (Article 595 du Code civil). C’est un droit plus complet que les droits d’usage et d’habitation qui ne peuvent être ni cédés ni loués (Livre II, Titre III, Chapitre 2 De l’usage et de l’habitation, Articles 631 et 634).
La servitude est une charge réelle établie sur un immeuble (ou fonds servant) au profit d’un immeuble (ou fonds dominant) qui a un autre propriétaire. Le titulaire de la servitude a le droit d’user de la chose d’autrui. Elle est un droit réel démembré de la propriété du fonds servant et accessoire de la propriété du fonds dominant. Les servitudes sont nombreuses et diverses, mais on connaît – sans avoir étudier le droit – la servitude de passage qui est le droit de passer sur le fonds servant : servitude légale (établie par la loi) en cas d’enclave ; servitude conventionnelle (établie par une convention) autrement. Citons encore la servitude d’élagage (Article 673 du Code civil) ; la servitude de vue qui interdit légalement d’ouvrir des fenêtres donnant sur un immeuble voisin sans respecter les distances prévues par les articles 678 et 679 du Code civil. Une servitude peut donc être légale, mais elle peut aussi être judiciaire (créée par le juge), conventionnelle, voire naturelle, dérivant de la situation des lieux (Servitude d’écoulement des eaux pluviales sur le fonds inférieur servant au profit du fonds supérieur dominant : Article 640 du Code civil). Autre démembrement du droit de propriété, celui résultant du bail emphytéotique (Article L. 451-1 du Code rural) qui confère au preneur (l’emphytéote) d’importantes prérogatives qui sont normalement celles du propriétaire : il a l’usus et le fructus du bien pour une durée qui peut aller de dix huit à quatre – vingt – dix neuf ans, moyennant une très modeste redevance (le « canon »). Il peut créer des servitudes, hypothéquer son droit d’emphytéose qui est également cessible et transmissible. En contrepartie, l’emphytéote doit acquitter les charges et veiller à l’entretien et à l’amélioration des lieux. C’est le propriétaire bailleur qui confère par contrat ce droit d’emphytéose au preneur : le droit subjectif naît ici d’un acte juridique, il est créé et exercé en vertu d’un contrat. Le droit subjectif peut aussi naître d’un fait juridique. Cette distinction des actes et des faits juridiques est donc importante à connaître.
Les droits réels portent sur les choses, sur des biens meubles ou immeubles pour reprendre la distinction la plus évidente. Ces choses, ces biens, sont dans le commerce juridique, mais ce sont aussi des marchandises échangées sur les marchés, car le commerce juridique a une finalité économique : marchés traditionnels (sur les places publiques ou à Rungis, le marché d’intérêt national ou M.I.N. de Rungis), mais aussi marchés du pétrole, du gaz, de l’électricité, du charbon, de l’acier, des matières premières agricoles (blé, riz, banane…), marché immobilier, marché de l’or et de l’argent, marché de l’art, marchés financiers… Et, l’avenir le dira, nous aurons peut – être demain - un marché du corps humain (enfants à naître par gestation pour autrui), de ses éléments et produits (marchés du cœur, du rein, de la cornée, du sang, du sperme…). Il y a un marché de la drogue et il s’agit d’un commerce illicite, mais certaines drogues sont déjà en vente libre dans certains Etats. Le marché du sexe existe et la pénalisation du proxénétisme et du client de la personne prostituée n’en freine pas le développement. L’activité commerciale un peu désuète (à l’heure d’internet et du commerce en ligne) des « sex shops » est licite, le Conseil d’Etat l’a dit il y a plus de vingt ans (Support Cours J. Laingui : Conseil d’Etat, 1re et 4e Sous sections réunies, 8 septembre 1995, n° 155287) ! En principe, on ne reverra pas les marchés aux esclaves, mais ils n’ont pas disparu partout et la traite des humains est une affaire économique qui tourne. Tout est possible et nous assistons à une extension continue du domaine de la marchandise et des droits patrimoniaux, particulièrement du droit de propriété privée dont on nous promettait il y a peu encore l’abolition prochaine : l’existence d’un Code de la propriété intellectuelle qui regroupe la propriété littéraire et artistique et la propriété industrielle est un bon exemple d’extension du champ de la propriété au – delà de ce qu’imaginaient les auteurs du Code civil de 1804. Toutes les choses ou biens dans le commerce juridiques sont des marchandises. L’amour de l’argent (la « soif de l’or ») conduit à une monétisation continue des droits : le mariage est affaire d’amour, il est aussi de longue date affaire d’argent, même si le régime dotal a disparu en 1965 et avec lui le « coureur de dot » qui voyait dans sa future un capital économique (Jean
Carbonnier, Préface à Le mariage et l’Argent, in Ecrits, précité, p. 472-475 ; Jean Carbonnier, Approches générales – L’argent et le Droit, in Ecrits, précité, p. 488-491).
Le cours de Droit des biens de Licence 2e année vous montrera que la distinction entre les meubles et les immeubles, posée d’emblée par le Code civil, n’est pas la seule à connaître
(Livre II Des biens et des différentes modifications de la propriété, Titre I De la distinction des biens, Chapitre 1 Des immeubles, Chapitre 2 Des meubles). Il existe d’autres manières de classer les biens : choses corporelles ou incorporelles, choses consomptibles ou non consomptibles dites encore de « corps certain » ; choses fongibles ou non fongibles ou « de corps certain ». Un immeuble, un bijou de famille, une œuvre d’art, sont des biens corporels, des « corps certains », ni fongibles, ni consomptibles, car ils ont une individualité ou singularité propre qui les distinguent des tous les autres. Un immeuble appartient certes au genre immeuble, mais il est géographiquement situé et donc distingué des autres immeubles déjà par le cadastre, sans compter ses autres caractéristiques. On peut échanger un immeuble contre un autre, ou une partie d’immeuble contre une autre - une cave contre un grenier, par exemple - mais il n’y a pas remplacement du bien à l’identique. On se sépare d’un bien dont on n’a pas l’usage pour un bien dont on aura l’usage et dont la valeur marchande estimée en monnaie est équivalente (autrement, il faudra compléter en payant une « soulte »). On se sépare d’un bien qui est une marchandise : « Toutes les marchandises sont des non – valeurs d’usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d’usage pour ceux qui ne les possèdent pas », ce pourquoi les uns vendent (pour en tirer un profit ou bénéfice) et les autres achètent (Karl Marx, Le Capital, précité, Livre premier Développement de la production capitaliste, Première section Marchandises et monnaie, Chapitre II- Des échanges, p. 169).
On peut faire la même observation pour une œuvre d’art (tableau de maître ou œuvre d’un grand ébéniste, d’un sculpteur) ou un bijou de famille qui sont des biens meubles corporels, de « corps certains », car ni fongibles, ni consomptibles (précieux, durables, sinon indestructibles). Ce type de bien est idéal pour la thésaurisation, même si son propriétaire a plaisir à le regarder ou à le porter – pour le bijou (Jean Carbonnier, Le statut des bijoux dans le Droit matrimonial (1950), in Ecrits, précité, p. 403-426). Thésauriser, c’est épargner, mettre la valeur marchande du bien en réserve, mais le bien conserve sa valeur marchande, sans être sur le marché : sur la durée, la cote d’un artiste reconnu est stable et ce type de bien est moins sensible que d’autres à la dépréciation monétaire. C’est bien connu « On ne vend pas les bijoux de famille ! », mais on peut être contraint de le faire par les aléas de la vie économique ou par les exigences de l’administration fiscale, s’il faut payer des droits de succession élevés. Les biens de corps certains que sont les objets d’art ont, en principe, une valeur marchande constante que n’a pas le bien meuble corporel, fongible et consomptible. La « cote Argus » des véhicules fabriqués « en série » est surtout une « décote Argus» des automobiles qui perdent très rapidement leur valeur marchande initiale, par les effets conjugués des années et de l’usage que l’on en fait. On distinguera la voiture de collection qui est échangé sur le marché dédié des voitures de collection (recherchées comme des « objets d’art), le marché des voitures neuves et le marché des voitures d’occasion.
L’automobile est l’exemple du bien corporel meuble puisqu’il peut se déplacer physiquement d’un lieu à un autre : c’est la valeur d’usage de l’automobile. C’est également le cas de l’eau que nous consommons (bien corporel), de l’électricité et du gaz (qui sont biens meubles incorporels). La créance – celle du créancier chirographaire ou du créancier hypothécaire - est un bien meuble incorporel, comme les droits des associés dans une société, les rentes sur l’Etat, les obligations et actions, titres de bourse que l’on échange sur les marchés financiers. Ces biens incorporels sont des droits patrimoniaux qui ont une valeur marchande. L’unité des biens quel que soit le classement adopté se fait autour du bien indispensable aux relations juridiques et économiques : la monnaie. Toutes les choses qui sont dans le commerce juridique et économique sont des marchandises qui ont un prix et il est payé en monnaie.
La monnaie n’est plus d’or et d’argent et ce, depuis la Grande guerre (celle de 1914) ; l’or n’est même plus « l’étalon or » qui était supposé permettre d’apprécier la valeur « réelle » à la hausse ou la baisse des différentes monnaies : le 15 août 1971, le Président Nixon met fin à la fiction de la convertibilité du dollar en or. L’or et l’argent restent des valeurs marchandes refuges (une épargne) sous la forme du lingot et de la pièce métallique que les Etats et les particuliers thésaurisent. Reste la monnaie de l’Etat (ou des Etats de la « zone euro ») que nous utilisons dans les opérations juridiques et économiques de la vie courante : les billet de banque et les pièces métalliques, les chèques (de moins en moins utilisés et acceptés), le T.I.P. (Titre inter bancaire de paiement pour les factures de gaz et d’électricité), le virement, la carte de crédit qui est utilisé massivement. La monnaie est – en principe – un bien produit par l’Etat (la « souveraineté monétaire »), à l’exception notable des Etats membres de l’Union européenne qui ont l’euro en partage. Le paiement en monnaie est un mode d’exécution de l’obligation juridique, il est aussi un mode d’extinction de l’obligation juridique. L’achat d’une automobile (et tout achat !) suppose le paiement du prix convenu avec le vendeur. Si l’acheteur de l’automobile n’a pas la somme sur son compte bancaire, il devra au préalable s’endetter auprès d’un établissement de crédit qui lui consentira un prêt pour payer comptant le vendeur. La monnaie est un bien qui s’achète et qui a un prix, l’intérêt qui sera perçu pendant la durée du remboursement du prêt. La monnaie a la particularité d’être un meuble corporel quand elle prend la forme classique (et en réalité dépassée… comme peut – l’être la presse imprimée) de la pièce métallique ou du billet, et du meuble incorporel du fait du développement du paiement par voie électronique. Le Capital de Karl Marx est totalement dématérialisé et circule à la vitesse de la lumière. Il peut s’accroître ou fondre à la même vitesse… Mais les espèces permettent le développement des économies parallèles, des marchés parallèles : marché de la mendicité, marché de la drogue, etc.
SECTION 2 ACTES ET FAITS JURIDIQUES
Actes et faits juridiques, mais aussi la loi, sont sources de droits et d’obligations. C’est ce que montre clairement le Code civil réformé par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, avec le nouveau Titre III intitulé « Des sources d’obligations ». Le nouvel article 1100 énonce sobrement dans son alinéa 1 que « Les obligations naissent d’actes juridiques, de faits juridiques ou de l’autorité seule de la loi ». L’alinéa 2 est moins « parlant » pour le juriste néophyte lorsqu’il énonce que les obligations « peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ». C’est une codification de la jurisprudence de la Cour de cassation qui considère qu’une obligation « naturelle » (= le devoir de conscience envers autrui) se transforme en obligation civile (juridique) quand le débiteur de l’obligation « naturelle » s’engage à l’exécuter ou commence à l’exécuter. L’exposé qui suit est forcément très sommaire car ce sont des questions que retrouverez amplement développées dans deux cours de Licence 2e année : Droit civil : les contrats et obligations et Droit civil : la responsabilité. On peut consacrer un cours et un volume entier à L’acte juridique et un second aux Faits juridiques (Jacques Flour, Jean – Luc Aubert, Eric Savaux, Droit civil – Les obligations, I L’acte juridique, Armand Colin ; ibidem, II Les faits juridiques).
§ 1 L’ACTE JURIDIQUE (GÉNÉRALITÉS)
L’acte juridique est une manifestation de volonté qui produit des effets de droit, qui crée des droits et des obligations : le vendeur met la chose convenue en la possession de l’acheteur et l’acheteur paie le prix convenu au vendeur, c’est un contrat de vente - achat. Le nouvel article 1100-1 du Code civil le dit très simplement : « Les actes juridiques sont des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être conventionnels ou unilatéraux [alinéa 1). Ils obéissent, en tant que de raison, pour leur validité et leurs effets, aux règles qui gouvernent les contrats ». Il existe bien d’autres classifications des actes juridiques qui ont leur raison d’être : actes à titre onéreux et actes à titre gratuit par
exemple…
A/ L’ACTE JURIDIQUE UNILATÉRAL
Il est une manifestation de volonté destinée à produire des effets de droit. Quelques exemples : la manifestation de volonté du locataire de donner son congé prend la forme d’une lettre recommandée avec avis de réception notifiée au bailleur ou d’une notification par acte d’huissier. Le congé peut être donné « à tout moment, en prévenant le bailleur trois mois à l’avance », sauf exceptions prévues par le législateur. Le congé est donné par le propriétaire bailleur, dans les mêmes conditions, mais en invoquant des « raisons professionnelles ou familiales ». Le testament est lui aussi un acte unilatéral par lequel une personne organise la dévolution de tout ou partie de ses biens à une (ou des) personne(s) de son choix à compter de son décès. Cette décision s’imposera post mortem aux proches, héritiers « normaux » du patrimoine du de cujus qui n’ont plus qu’à espérer que le bénéficiaire du legs testamentaire (légataire) y renonce… par une manifestation unilatérale de sa volonté. De la même façon, un héritier peut toujours renoncer unilatéralement à l’héritage, un propriétaire peut abandonner son bien. La décision unilatérale de la femme de recourir à « l’interruption volontaire de grossesse » est la réalisation concrète, la mise en oeuvre du droit discrétionnaire qui est reconnu par la loi aux femmes en général. L’acte d’ester en justice ou d’agir devant la justice judiciaire ou la justice administrative résulte d’une demande qui est une manifestation unilatérale de volonté.
L’engagement unilatéral d’un employeur est une des sources du Droit du travail. Un chef d’entreprise peut ou doit établir un règlement intérieur qui s’imposera à ses employés (Article L. 1311-2 du Code du travail). Ce règlement de droit privé à caractère normatif fixe les règles relatives à la discipline et les sanctions – qui sont des actes juridiques unilatéraux - que l’employeur peut prendre. La décision de licencier un salarié est également une décision unilatérale, même si elle intervient au terme d’une procédure soigneusement codifiée : la rupture du contrat de travail à durée indéterminée est très encadrée (Titre III : Conditions de négociations et conclusion des conventions et accords collectifs de travail du Code du travail, Articles L. 1231-1 et suivants). L’acte unilatéral n’est pas toujours l’acte d’un seul, il peut aussi exprimer la volonté d’une collégialité, avoir un caractère collectif : décisions prises par les parents dans l’exercice de l’autorité parentale ( choix de la religion de l’enfant ou décision de l’inscrire à l’école publique ou à l’école privée) ; décision sous forme de délibération adoptée par le Conseil d’administration ou le Conseil de surveillance d’une société ou de tout autre organisme privé, les délibérations de l’Assemblée générale des actionnaires d’une société ou des adhérents d’une association, les délibérations d’un Conseil social et économique d’entreprise ou d’un Conseil d’entreprise ou d’établissement. Il y a alors des règles à respecter pour que la décision soit valide : convocation, quorum. L’alinéa 2 de l’article 1100-1 du Code civil énonce que les actes juridiques (conventionnels ou unilatéraux) « obéissent, en tant que de raison, pour leur validité et leurs effets, aux règles qui gouvernent les contrats ».
Les actes juridiques unilatéraux que nous venons d’évoquer relèvent du Droit privé ; mais il y a aussi les actes administratifs unilatéraux du Code des relations entre le public et l’administration. S’il y a un doute, le Tribunal des conflits peut – être saisi et il dira si l’acte unilatéral est « de Droit privé » ou s’il est un acte administratif unilatéral (Support Cours J. Laingui : Tribunal des Conflits, 24 avril 2017, n° C4077 : nature juridique d’une délibération du Conseil d’administration d’une U.R.S.S.A.F.) Le Livre II de ce Code porte sur les actes unilatéraux pris par l’administration. L’article L. 200-1 distingue entre les actes administratifs unilatéraux décisoires et non décisoires. « Les actes administratifs unilatéraux décisoires comprennent les actes réglementaires, les actes individuels et les autres actes décisoires non réglementaires. Ils peuvent être également désignés sous le terme de décisions, ou selon le cas, sous les expressions de décisions réglementaires, de décisions individuelles et de décisions ni réglementaires ni individuelles ».
C’est par une décision administrative unilatérale à caractère individuel et décisoire que le Maire autorise un propriétaire qui en a fait la demande à construire sur son terrain : la décision reconnaît au demandeur du permis le droit subjectif de construire ; droit dont il pourra jouir de manière intangible, en toute sécurité, quand le délai laissé à son auteur pour retirer l’acte ou aux tiers intéressés pour le contester devant la juridiction administrative sera écoulé (délai du recours pour excès de pouvoir). On pourrait citer beaucoup d’autres exemples : la note du professeur est une manifestation unilatérale de volonté et elle est créatrice de droit puisque l’étudiant qui obtient la moyenne valide la matière à l’issue des épreuves… sans oublier l’attestation de déplacement dérogatoire, remplie et motivée par vos soins que vous deviez remplir pour vous déplacer pendant le « confinement ». Elle vous permettait d’exercer votre droit (extra patrimonial) très limité de circuler… La décision individuelle peut être la manifestation d’une volonté collégiale ou collective : délibération d’un Conseil (municipal, communautaire ou métropolitain, départemental, régional), du Conseil supérieur de l’audiovisuel ou d’un jury de concours ou de diplôme. Etudier l’acte administratif unilatéral (qui peut être décisoire et aussi non décisoire) sera l’un des objets du cours de Droit administratif assuré en Licence 2e Année (Semestres 3 et 4). Mais nous serons conduits en traitant du Droit objectif à étudier (un peu) l’acte administratif règlementaire.
B/ L’ACTE JURIDIQUE CONVENTIONNEL
L’acte unilatéral en tant qu’il est la manifestation d’une volonté individuelle ou collective est à distinguer du contrat qui résulte d’un accord de deux ou plusieurs volontés (contrat bilatéral ou multilatéral). Notre Code civil contient depuis 1804 les règles générales applicables aux contrats et obligations conventionnelles « soit qu’ils aient une dénomination propre, soit qu’ils n’en aient pas » (Livre III Des différentes manières dont on acquiert la propriété, Titre III ancien Des contrats ou des obligations conventionnelles en général, article 1107ancien). Le contrat est la catégorie la plus importante des actes juridiques conventionnels. Tout contrat est une convention disait l’article 1101 ancien du Code civil… mais toute convention ne constitue pas un contrat : les conventions collectives du travail négociées et signées entre syndicats représentatifs des employeurs et des salariés ont pour effet de définir les conditions de travail et de rémunération dans telle ou telle branche d’activité. Cette négociation collective répond à une exigence de justice sociale : les intérêts des travailleurs sont mieux protégés par une négociation collective par une « négociation » d’homme à homme, lors de la négociation et de la signature d’un contrat de travail (Article L. 2221-2 du Code du travail). Le contrat de travail sera conclu en conformité avec clauses de la convention collective applicable. La convention collective est un acte juridique conventionnel de Droit privé ayant une portée normative.
Le nouvel article 1101 du Code civil abandonne la référence à la convention dans la définition du contrat : le contrat est un accord de volontés destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations entre deux ou plusieurs personnes. Ce qui présuppose l’existence du droit subjectif de contracter, c’est à dire la liberté contractuelle dont le Conseil constitutionnel a fini – non sans hésitation - par reconnaître la valeur constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel a assis la liberté contractuelle - il lui fallait un texte - sur l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 puisque, les hommes naissant libres et égaux en droits, ils ont la liberté qui « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (Conseil constitutionnel, 10 juin 1998, Décision n° 98-401 D.C., Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail ; Conseil constitutionnel, 19 décembre 2000, Décision n° 2000-437 D.C., Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 ; Conseil constitutionnel, 13 janvier 2003, Décision n° 2002-465 D.C., Loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi ; Conseil constitutionnel, 30 novembre 2010, Décision n° 2006-543 D.C., Loi relative au secteur de l'énergie ; Conseil constitutionnel, 14 mai 2012, Décision n° 2012-242 Q.P.C., Association Temps de Vie ; Conseil constitutionnel,13 juin 2013, Décision n° 2013-672 D.C., Loi relative à la sécurisation de l'emploi ; Conseil constitutionnel, 8 septembre 2017, Décision n° 2017-752 D.C., Loi pour la confiance dans la vie politique).
La relecture des décisions passées du Conseil constitutionnel prétendant le contraire surprend aujourd’hui encore : Conseil Constitutionnel, 3 août 1994, Décision n° 94-348 D.C., Loi relative à la protection sociale complémentaire des salariés et portant transposition des directives n° 92/49 et n° 92/96 des 18 juin et 10 novembre 1992 du Conseil des communautés européennes disait « qu'aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit le principe de la liberté contractuelle » ; Conseil constitutionnel, 20 mars 1997, Décision n° 97-388 D.C., Loi créant les plans d’épargne retraite était à peine moins abrupte : « le principe de liberté contractuelle n’a pas en lui-même valeur constitutionnelle (…) ; sa méconnaissance ne peut être invoquée devant le Conseil constitutionnel que dans le cas où elle conduirait à porter atteinte à des droits et libertés constitutionnellement garantis » et le principe constitutionnel dit de l’autonomie de la volonté » n’existerait pas. Pourtant, une personne existe pleinement juridiquement tant qu’elle est capable d’exprimer sa volonté de manière autonome soit unilatéralement, soit contractuellement. Ce droit d’exprimer juridiquement sa volonté par un acte unilatéral ou contractuel est de nature extra patrimoniale car il est inhérent à la personnalité juridique, l’une ne va pas sans l’autre… et il existerait avec ou sans texte de Droit objectif pour le reconnaître et le garantir. Les proclamations enflammées de droits subjectifs de la personnalité enfoncent souvent des portes ouvertes.
Le nouvel article 1101 du Code civil ne parle plus d’obligations de donner, faire ou ne pas faire. L’article 1106 reprend la distinction classique entre le contrat synallagmatique (« lorsque les contractants s’obligent réciproquement les uns envers les autres ») et le contrat unilatéral (« lorsqu’une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres sans qu’il y ait d’engagement réciproque de celles - ci »). On ne confondra pas l’acte unilatéral du contrat unilatéral par lequel deux volontés s’accordent, même s’il n’y a d’obligation que d’un seul côté. La donation entre vifs suppose l’accord de deux volontés : celle du donateur qui s’oblige à donner un bien titre gratuit ; celle du donataire qui consent à accepter le bien (Livre III Des différentes manières dont on acquiert la propriété, Titre II Des libéralités, Chapitre 4 Des donations entre vifs, Articles 931 à 952 du Code civil). La donation entre vifs se distingue ainsi du testament qui est un acte unilatéral et une libéralité à cause de mort. Il existe aussi la donation à cause de mort qui ne prend effet qu’au décès du donateur et à condition que le donataire soit en vie. Il y a aussi la donation avec charge par laquelle le donateur s’oblige à donner un bien au donataire qui a en contrepartie l’obligation d’assurer une charge au profit du donateur ou d’un tiers (versement d’une rente viagère). Le contrat de donation avec charge est donc à ranger dans la catégorie des contrats synallagmatiques. C’est également le cas du contrat de travail qui est caractérisé par la fourniture d’une prestation de travail (obligation du salarié), en contrepartie d’un salaire (obligation de l’employeur) et l’existence d’un lien juridique de subordination entre le salarié et l’employeur. La juridiction prud’homale est compétente pour connaître du contentieux lié à la conclusion, l’exécution, la rupture ou l’arrivée à échéance du contrat de travail, sauf s’il s’agit d’un contrat de travail « de Droit public » qui relève de compétence du juge administratif (Support Cours J. Laingui : Tribunal des Conflits, 22 novembre 2010, n° C3789 ; Cour de cassation, Chambre sociale, 18 mai 1999, Sylvie X. c/ G.I.P. - H.I.S., n° 96-45465 et n° 97-44067 ; Tribunal des Conflits, 14 février 2000, Sylvie X. c/ G.I.P. - H.I.S. n° 03170).
Le contrat est source de droits et d’obligations : il lie les parties comme une « loi » et n’a d’effet qu’entre elles, c’est le principe de l’effet relatif des contrats affirmé hier par l’article 1165 du Code civil, et désormais par l’article 1199. Le non respect des clauses ou stipulations d’un contrat constitue une faute contractuelle qui ouvre droit à réparation du préjudice subi : l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 reprend et aménage (« modernise ») les dispositions du Livre III, Titre III, Chapitre 3 De l’effet des obligations,
Section 4 Des dommages et intérêts résultant de l’inexécution de l’obligation (Sous – section 5
La réparation du préjudice résultant de l’inexécution du contrat – Articles 1231 à 1231-7 du Code civil) . Un contrat de bail détermine les droits et obligations mutuelles du propriétaire bailleur et du locataire. Le bailleur loue un local dont la consistance (maison, appartement), la description (studio, deux pièces) et l’adresse sont précisées. Le contrat indique sa durée, sa date de prise d’effet, les conditions du renouvellement et du congé. L’obligation principale du bailleur et le droit subséquent du locataire est résumé par un vieil adage des Institutes coutumières de
Loisel : « Le locataire doit être tenu clos et couvert » (Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, précité, n°194, p. 401). Le locataire s’engage à payer le loyer convenu et les charges au terme convenu et à assurer l’entretien et les réparations dites « locatives ».
Le législateur – la location d’immeuble est un contrat très règlementé… au détriment de l’autonomie de la volonté - permet au propriétaire de demander « éventuellement » (sic !) au locataire un dépôt de garantie « afin de garantir la bonne exécution de ses obligations » qui ne pouvait excéder deux mois de loyer net de charge. Ce dont les locataires se plaignaient car c’était beaucoup au regard des loyers pratiqués dans le secteur privé dans certaines métropoles urbaines… Le législateur a donc réduit ce dépôt à un mois de loyer et c’est au tour des propriétaires de se plaindre des duretés de la vie. Lire un contrat de bail n’est pas sans intérêt pour un locataire qui fait ainsi du Droit comme M. Jourdain faisait de la prose. Il peut découvrir à cette occasion l’existence d’autres contrats : contrat de mandat qui lie son bailleur à un mandataire qui le représente (syndic de propriété, administrateur de biens) ; contrat de cautionnement puisque la loi permet au bailleur, « le cas échéant », de demander qu’un tiers se porte caution et s’engage à exécuter les obligations résultant du contrat de location, « cas de défaillance du locataire » (Livre IV Des sûretés, Titre I Des sûretés personnelles, Chapitre 1 Du cautionnement).
Les contrats comptent parmi les instruments juridiques de la vie la plus courante. Chaque jour, nous sommes amenés à conclure des contrats ou à exécuter des contrats déjà conclus : contrat d’assurance (habitation, scolaire, automobile), contrat de transport (autobus, tramway, métropolitain, train), contrat de vente – achat, contrat médical, contrat de dépôt (compte courant bancaire, plan épargne logement, compte épargne logement), contrat de location, contrat de prêt, contrat de travail (Support Cours J. Laingui : Conseil de prud’hommes de Paris, 22 mars 2010, ct0077, n° de RG: 09/08698 (contrat de travail)). Mais le champ contractuel est vaste du contrat de référencement de site internet au bail à ferme ou métayage, en passant par le contrat de sado masochisme sus - évoqué de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme (Support Cours J. Laingui : Tribunal de commerce de Paris, 5ème ch., 14 février 2018, Maquinay dit Europe Bureau / Discernys (contrat de référencement de site internet) ; Cour de cassation, 3e Chambre civile, 13 novembre 2013, n° 12-21320). De très nombreuses dispositions du Code civil concernent les contrats les plus importants ou usuels (ou qui étaient importants en 1804) : le mariage célébré solennellement devant l’officier d’état civil est un contrat qui résulte de l’échange des consentements et fait naître pour chaque époux (et entre eux) les devoirs (= obligations du mariage) et les droits de nature patrimoniale et extrapatrimoniale déterminés par la loi (Livre Ier Des personnes, Titre V Du mariage, Chapitre 1 Des qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage). Le contrat civil et solennel de mariage ne doit pas être confondu avec le contrat de mariage que les futurs époux passent devant notaire – avant la célébration du mariage civil – pour régler le régime de leurs biens pendant le mariage : régime matrimonial conventionnel, par opposition au régime légal matrimonial applicable à ceux qui se marient sans contrat de mariage (Livre troisième Des différentes manière dont on acquiert la propriété, Titre V Du contrat de mariage et des régimes matrimoniaux). Le P.A.C.S. est un contrat de nature
(exclusivement ?) patrimoniale (Livre 1 Des personnes, Titre XII, Du pacte civil de solidarité et du concubinage). On trouvera dans le Code civil les règles particulières à certains contrats, celles relatives à la vente, à l’échange, au prêt, au dépôt, au mandat, sans oublier le contrat de promotion immobilière, le contrat de rente viagère, le contrat de société (Livre troisième, Titre IX De la société). Le contrat d’association n’est pas entré dans le Code civil (Loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association), pas plus que le bail emphytéotique.
Le Code civil de 1804 s’adressait à des Français qui étaient pour la grande majorité d’entre eux des ruraux d’où les développements consacrés au contrat de louage (louage des choses, des domestiques et ouvriers, des voituriers par terre et eau), aux règles communes aux baux des maisons et des biens ruraux, aux règles particulières aux baux à loyer et aux baux à ferme, mais aussi « bail à cheptel » (Livre III, Titre VIII Du louage, Chapitre 4 Du bail à cheptel, Articles
1800 à 1831). Le Code civil sait accueillir la modernité et s’est ouvert aux contrats sous forme électronique (Livre III, Titre III ancien, Chapitre 7 et Articles 1369 à 1369–1 anciens : Titre III - Des sources d’obligations, Sous – Titre 1 - Le contrat, Chapitre 2 – La formation du contrat, Sous – section 4 Dispositions propres au contrat par voie électronique, Articles 1125 à 1127-6 nouveaux). Tous les contrats que nous venons d’évoquer relèvent du Droit privé (« du droit commun des contrats »), mais on n’aura garde d’oublier l’existence des contrats administratifs, dont les contrats de la commande publique dont l’importance économique est évidente : marchés publics et contrats de concession sont des contrats administratifs lorsqu’ils sont conclus par au moins une personne publique et ce contentieux contractuel relève alors de la juridiction administrative ; mais il y a aussi les contrats privés de la commande publique qui obéissent aux règles du même Code, mais dont le contentieux relève de la juridiction judiciaire ! Il faut distinguer responsabilité civile et responsabilité administrative, mais il faut aussi distinguer les contrats « civils » et les contrats administratifs (Support Cours J. Laingui : Tribunal des Conflits, 22 novembre 2010, n° C3789 et
Tribunal des Conflits, 22 novembre 2010, Société Brasserie du Théâtre, n° C3764)